María de Buenos Aires : métamorphose onirique à Genève
Créé en 1968 par le bandonéoniste et inventeur du tango nuevo Astor Piazzolla sur un livret du poète uruguayen Horacio Ferrer, María de Buenos Aires est un ovni artistique tant par sa forme (17 numéros musicaux qui sont des pièces de tango indépendantes) que par sa dramaturgie formée de souvenirs ataviques, contes folkloriques, et références religieuses. Cette originalité ouvre ici la voie à une libre interprétation de l'histoire (tirée d’une légende métropolitaine des années 1910) et des choix musicaux (élargissement de l’orchestre et féminisation vocale de l’ensemble des solistes).
Tableaux symboliques et poétique surréaliste
La mise en scène s’ouvre sur une procession pour l’enterrement de Maria, interprétée par la soprano Raquel Camarinha. Comme la réincarnation du tango, Maria sort d’un cercueil et son ombre erre dans la ville de Buenos Aires. Son esprit est réveillé par le Duende, un elfe méphistophélique qui endosse le rôle de narrateur, incarné ici par deux femmes (Melissa Vettore et Beatriz Sayad). Commence alors le récit de la vie de Maria, chanté par un Payador (chanteur populaire), interprété par Inés Cuello. Toutes trois vêtues d’une robe rouge, ces trois entités féminines (pour des rôles initialement destinés à des hommes) symbolisent l’unité trinitaire de Marie (Maria, l’Ombre de Maria et l’Enfant Maria).
Le public voyage ainsi de tableaux en tableaux dans l'univers onirique de Daniele Finzi Pasca et du scénographe Hugo Gargiulo : sous la charpente d’acier d’une ancienne gare personnifiant le tumulte des bas quartiers portègnes faits de fumée, habités de bandits et de prostituées, dans un étrange cirque matérialisé sur scène par de longs rideaux d'aluminium argenté, devant une immense fresque représentant les visages de Piazzolla et Ferrer et sur une patinoire enneigée pour l’enfantement de Maria comme un clin d’œil helvétique. L’opéra se clôt sur une “épanadiplose” (reprise du début, à la fin) avec le retour de la scène des funérailles. À l’image du Tango, Maria naît et renaît et tout ne fait que (re)commencer.
Les danseurs et acrobates de la compagnie Finzi Pasca enrichissent l’univers féérique de l'œuvre. L’art circassien aide également à traverser cette histoire brumeuse et à plonger visiblement les spectateurs dans un état de béatitude visuelle et sonore. Les danseurs se mêlent à la foule ou se transforment, dans des élans de tendresse, en alter ego de Maria. Loin des stéréotypes du folklore sud-américain, la chorégraphie de Maria Bonzanigo mêle avec poésie pole dance, accro-duo, escalade, numéros de roue cyr (cerceau dans lequel s'installe l'acrobate), de marionnettes ou encore de patinage artistique. L’esthétique conjuguant arts du cirque et musique de tango crée ainsi un spectacle total laissant une grande place à l’imaginaire.
Issue du monde lyrique, la soprano d'origine portugaise Raquel Camarinha est une Maria habitée par le rôle. Son chant aux couleurs fauves, sans exhibitionnisme, fait entendre une diction impeccable à l’accent argentin modèle. L’engagement, la ferveur et la joie d’être sur scène se ressentent. En accord avec le style, sa voix ne vibre que sur les notes longues et expressives. Loin de la voix opératique, Raquel Camarinha s’inspire de la technique vocale du style fado, genre musical portugais. La voix de poitrine donne ainsi un timbre chatoyant aux graves sensuels.
Inés Cuello, interprète renommée de la scène tango argentine, apporte au Payador sa voix ronde, vigoureuse et ductile d’une grande pureté. Enfin, Melissa Vettore et Beatriz Sayad dans le rôle du Duende en personnage parlé apportent la théâtralité nécessaire à des rôles uniquement parlés. La variété de leur timbre et la richesse des palettes expressives compensent un livret chargé de références religieuses sur la mort et de légendes urbaines difficilement compréhensibles pour les non-initiés.
Pour cette production, le chef d’orchestre argentin Facundo Agudín, aux gestes larges et assurés, a créé un ensemble ad hoc composé de grands solistes du tango (Marcelo Nisinman au bandonéon, Quito Gato à la guitare et Roger Helou au piano), d’enseignants et d’étudiants de la Haute Ecole de Musique genevoise. Originellement écrit pour une douzaine de musiciens, l'orchestre étoffé d'une quarantaine d'interprètes fait la part belle aux solistes, et parvient à créer une atmosphère pleine d'énergie et d'une grande richesse sonore. La qualité du travail de sonorisation des ingénieurs du son offre une balance équilibrée de tous les instruments et effectifs vocaux. À l’image d’une “passion”, un vaste chœur mais à la fonction déclamatoire (composé du Cercle Bach de Genève et d’étudiants de la Haute Ecole de musique de Genève) est ajouté mais dont les nombreux décalages rendent cependant le texte peu compréhensible.
Le public debout fait un triomphe au spectacle. Encouragées par les acclamations, Raquel Camarinha et Inés Cuello chantent ensemble l’air phare de cet opéra en guise de bis au plus grand plaisir des spectateurs qui, incités par le chef d'orchestre, chantonnent en chœur “Yo Soy Maria”.