Une Femme sans ombre au tableau à Lyon
Pour son ouverture de saison lyrique, l’Opéra de Lyon célèbre l’entrée à son répertoire de La Femme sans ombre de Richard Strauss sur le texte de Hugo von Hofmannsthal, dans une version à l’instrumentarium adapté à la taille de sa fosse. Ce conte met en regard le concret du monde réel avec ses difficultés, et un monde fantasmé dans lequel la fille du Roi des esprits, Keikobad, a épousé un Empereur terrestre. Seulement, pour être réellement humaine et féconde, elle doit acquérir une ombre, faute de quoi son père la ramènerait à lui et changerait son mari en pierre. Sa Nourrice l’emmène alors négocier l’ombre d’une Teinturière, cette dernière devant renoncer à sa propre fécondité si elle accepte cette transaction. La musique de Strauss accompagne ce poème avec une intensité et une complexité constantes et une grande richesse orchestrale et vocale.
Dans la vision de Mariusz Treliński, l’Impératrice, une femme aisée, se confronte au quotidien d’un couple laborieux pour soigner sa dépression qui la rend suicidaire : le conte de fée n’a donc lieu que dans ses cauchemars. Ce concept est certes régulièrement utilisé (notamment pour le récent Lohengrin parisien), mais l’onirisme de l’œuvre lui donne ici une pertinence accrue puisque le rêve se substitue discrètement au fantastique sans réellement changer l’intrigue. Le décor tournant de Fabien Lédé confronte ainsi le monde luxueux de l’Empereur et celui plus désuet des teinturiers, ces deux univers étant séparés par des communs (une salle de bain et une buanderie) et donnant sur le monde des esprits au centre et représenté par une forêt de palmiers dont s’échappent des créatures fantasmagoriques (le Messager, le Faucon et les Enfants à naître). L’ensemble, porté par les éclairages ingénieux de Marc Heinz (mais qui ne parviennent pas à effacer l’ombre de la Femme), offre des tableaux très esthétiques, ce qui supporte la féérie du conte et assure une parfaite lisibilité de l'œuvre dans sa complexité. Un sous-texte critiquant la manipulation des esprits par la télévision est par ailleurs filé par le metteur en scène : la Nourrice utilise par exemple une télécommande pour faire apparaître le Jeune homme doré, objet de tentation présenté à la Teinturière pour l’amener à tromper son mari Barak et accepter la transaction, et des télévisions cassées meublent le monde de Keikobad lorsque l’Impératrice refuse le chantage de son père.
Le plateau vocal se montre d’une égale valeur. Sara Jakubiak montre l’exemple en Impératrice, par ses aigus souverains. Elle déroule le tapis rouge de sa voix épaisse et lyrique et expose son timbre lumineux de femme sans ombre, les accompagnant d’une présence théâtrale investie. En Nourrice, Lindsay Ammann impressionne par son ambitus démesuré et par la brillance de son timbre fiévreux. Ses graves nourris par un souffle abondant résonnent dans les profondeurs de son instrument, tandis que ses aigus ont l’éclat d’un poignard.
Josef Wagner ressort tout autant en Barak, par sa voix taillée dans l’hématite, noire et brillante. Il anoblit son personnage pauvre et laborieux de ses lignes souples et riches d’un legato travaillé. Ambur Braid colore sa Teinturière du taffetas rougeoyant de sa voix striée d’un vibrato vif. Très naturelle dans son jeu scénique, elle adopte un phrasé chaloupé.
En Empereur, Vincent Wolfsteiner s’appuie sur deux registres bien distincts : un timbre clair et bandé dans l’aigu, et une voix de pierre lorsqu’il explore les profondeurs de sa tessiture. Son expressivité passe essentiellement par son phrasé escarpé, son jeu scénique restant minimaliste. Julian Orlishausen est un Messager des Esprits à l’aspect inquiétant, au timbre corsé et au phrasé incisif. Sa voix charnue tend cependant à s’atrophier dans le registre le plus grave.
Les trois frères de Barak sont très complémentaires et bien ensemble : Robert Lewis (le Bossu mais aussi le Jeune Homme) pousse une vaillante voix de ténor foncée et froncée, Pawel Trojak (le Borgne) chante avec largesse tandis que Pete Thanapat (le Manchot) expose une voix mate et rugueuse. Giulia Scopelliti (Le Faucon et le Gardien du Seuil du Temple) laisse entendre depuis les coulisses une voix aérienne et expressive bien qu’invisible. Thandiswa Mpongwana est une solide Voix venue d'en haut ancrée dans l’aigu.
L’Orchestre, bien que réduit, se montre virevoltant, puissant, terrible ou menaçant, dans un style tout à fait straussien, parfois même wagnérien, que le directeur musical des lieux, Daniele Rustioni, parvient à développer malgré le tropisme italien de son répertoire habituel. La richesse des harmoniques est ainsi sublimée par la subtilité des traits individuels, y compris dans les soli d’une grande sensualité. Le Chœur se fait cérémonieux tandis que la Maîtrise s’acquitte avec justesse des pépiements des Enfants à naître.
Finalement, ces derniers, avec leurs masques cauchemardesques, n’existent que dans l’imaginaire de l’Impératrice : elle a appris d’elle-même grâce à sa confrontation avec les teinturiers, mais une dépression ne disparaissant pas si facilement, elle reste seule et sans progéniture lorsque les lumières s’éteignent. Déjà très enthousiaste lors des deux entractes, le public acclame alors l’ensemble des protagonistes musicaux et scéniques.