Roméo et Juliette à Versailles en VO (Version Ovationnée)
La mise en scène de Gilles Rico plonge pleinement dans ce mythe éternel, en montrant simultanément ses différentes périodes. Le décor néo-classique avec ses colonnades répond naturellement à celles de cet Opéra Royal de Versailles qui est déjà en soi un décor, rappelant que cette histoire d'un amour déchiré par les rivalités familiales remonte à Pyrame et Thisbé (chez les gréco-romains). Les costumes -griffés Christian Lacroix- sont ceux des flamboyants aristocrates contre-Révolutionnaires, et Roméo est ici habillé en Napoléon (résonant avec le fait que l'Empereur adorait cette œuvre et ses deux solistes, qu'il fit venir en France : il avait été par eux conquis lorsqu'il conquit l'Italie et les vit à La Scala de Milan en 1796). Le jeu d'acteur réunit lui aussi les époques, entre la noblesse aristocratique des uns et l'engagement intense des autres (Juliette et son père se jettent corps et âme dans des élans d'une modernité romantique).
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Les scènes sont ainsi composées en tableaux vivants, le placement et les déplacements des personnages ayant été visiblement aussi méticuleusement pensés que les coulissements des décors. Mais soudain ces tableaux se figent et sont plongés dans l'obscurité, seuls les deux amants restent animés dans la lumière de Bertrand Couderc (métaphore rappelant que même dans la mort, leur amour restera éternel, grâce à l'art contant leur tragique histoire).
Ces mouvements d'un classicisme mobile sont particulièrement illustrés par les décors de Roland Fontaine : dans la tradition historique du théâtre, avec châssis, draperies et toiles peintes. La scénographie repose sur quatre tours, qui coulissent et se déploient, pour figurer les extérieurs ou les intérieurs. Le fond de scène traverse lui aussi les temps, un temple antique laissant place à un jardin avec grotte à la Versaillaise, pour finir dans un étonnant tombeau (ressemblant à un funérarium de ville industrielle du Nord de la France : marbre, pierre, brique, tout cimente ce tragique destin). Les deux nouvelles productions de ce début de saison à Versailles partagent d'ailleurs ces décors : donnant envie de voir comment Marshall Pynkoski les reconfigurera à son tour le mois prochain pour sa mise en scène du Don Giovanni de Mozart.
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Le spectacle traversant les époques se joue sur scène mais aussi en fosse. Le chef Stefan Plewniak vit en effet la musique corps et âme, comme habité, envoûté par chaque son. De tout son corps, de toute la longueur de ses bras, il déploie d'immenses élans et marque de puissants accents mais si la dimension constamment superlative de cette chorégraphie gestuelle retient l'attention du public, elle n'est pas faite pour cela mais pour faire vivre plus pleinement encore (et comme ressusciter) les richesses de cette partition. L'Orchestre de l'Opéra Royal de Versailles suit pleinement ce chef, traduisant toute cette fougue dans les élans des phrasés et la richesse des timbres (sur leurs instruments anciens). Les nuances extrêmes alternent, subito ou via des crescendi intensément nourris. Les archets bondissent et s'envolent mais pour repartir de plus belle. Les cuivres rutilent et les timbales bondissent.
Le Chœur de l'Opéra Royal de Versailles est très impliqué sur le plan scénique, aussi bien en invités de bal dans une chorégraphie de révérences qu'en ombres funestes (cette implication scénique expliquant sans doute leur léger retard sur la fosse). Leur chant est juste, riche et sonore.
Adèle Charvet continue, avec ce premier rôle féminin dans une nouvelle production versaillaise, son parcours artistique et vocal qui va visiblement crescendo. Il en va de même au fil de cette soirée, où elle est portée par le drame croissant de Juliette, autant qu'elle l'empoigne scéniquement et vocalement. La voix sonne avec matière et rondeur, de plus en plus intense et retentissante. Les vocalises sont toutefois appliquées et, dans les mouvements rapides aux larges intervalles, elle projette la voix vers les extrêmes de la tessiture sans le grand contrôle requis du soutien et de la justesse.
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Franco Fagioli se régale dans son rôle, aussi visiblement que le public devant sa prestation. Ravi d'incarner le légendaire Roméo, il entre sur le plateau tout sourire et bravache (tout à fait seyant pour cette première scène où il a infiltré le clan des Capulet et se moque d'eux avant d'être foudroyé d'amour à la vue de Juliette). Le contre-ténor fend ainsi la scène en enchaînant les nobles postures d'un danseur classique, mais c'est surtout de la voix qu'il fend les airs. Dans sa signature vocale typique, il passe d'un grave marqué de ténor à sa tessiture de contre-ténor, dans les cimes. En chemin il multiplie les ornements, vocalises et trilles, en des bouquets de notes ou en variant l'intensité de la projection et des sanglots vibrants. Il ne manque d'ailleurs jamais de souffle, au contraire : il se plaît à rallonger encore la durée de ses phrasés et ses longues tenues conclusives, et il y rajoute encore des soupirs amoureux. Il rend ainsi visiblement hommage, mais à sa manière, à la virtuosité de Crescentini (le castrat qui créa le rôle et dont la légende dit qu'il faisait pleurer Napoléon).
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Si ce drame est bien entendu celui de Roméo et Juliette, le père de celle-ci (Evrard) s'impose également en protagoniste, par ses nombreuses scènes et la prestation de Krystian Adam. Son intensité scénique et vocale traduit combien le personnage est torturé entre la fierté (de sa maison, de son nom) et son amour pour sa fille. La voix sait bondir dans des élans tragiques tout en restant intensément soutenue (sauf dans les aigus blanchis). L'ancrage de son placement vocal en plein dans le masque lui permet à la fois d'épaissir la douceur de son timbre et d'en déployer la souplesse vers des nuances intenses.
Florie Valiquette en Mathilde se dévoue également à son personnage et donc en l'occurrence à Juliette dont elle est la fidèle et confidente. Toujours à ses côtés, elle ne s'éloigne de l'héroïne que pour s'assurer que personne ne vient la déranger avec Roméo, et lorsqu'elle chante c'est pour prendre activement la défense de Juliette ou implorer pour elle. Elle le fait avec la vigueur engagée de son médium, à la fois posé mais souple pour varier le phrasé et le registre. L'assise de sa tessiture s'envole par d'agiles vocalises vers des résonances vibrionnantes, qu'elle sait suspendre dans un ralenti touchant. Seuls ses quelques aigus un peu précipités ne lui laissent pas le temps d'offrir la note.
Valentino Buzza campe Théobald, à qui Roméo ravit sa fiancée (Juliette) et sa vie. Le ténor italien suit cependant pertinemment le choix de la mise en scène, qui délaisse le caractère vengeur du personnage pour souligner la douleur et la blessure (de ces deux coups de poignards qui transpercent son cœur, le second, littéralement, dans la pièce). Le chanteur déploie ainsi une constante noblesse de port et de voix, ce qui ne l'empêche pas de dominer le plateau quand nécessaire, à l'avant du chœur masculin pourtant sonore également. Impliqué dans son rôle, même après la mort de celui-ci, Valentino Buzza se plie également à la vision de la mise en scène qui ne cesse de le faire revenir en fantôme.
Dans ce livret où l'intrigue est concentrée en deux heures et six personnages, Nicolò Balducci incarne d'une certaine manière tous les autres rôles de cette légende en un, nommé Gilbert. Celui-ci est en effet à la fois partisan d'une maison et de l'autre (il essaye de les réconcilier) mais aussi le prêtre qui marie Roméo et Juliette, et celui qui leur donne la fatale idée de jouer au mort (d'une manière si crédible qu'ils le seront finalement pour de vrai). De fait, Gilbert est une sorte de Figaro et Leporello, toujours sortant d'une porte d'un côté ou se plaçant au milieu du plateau. Nicolò Balducci lui offre sa voix de contre-ténor, avec une grande homogénéité, passant souplement et tout naturellement d'un récitatif parlé de ténor à la rondeur vibrante du contre-ténor : proposant ainsi une vision tout autre de cette tessiture par rapport à la prestation de Franco Fagioli.
Le public applaudit chaque air de chaque soliste tout au long de la soirée, qu'il salue au rideau final d'une ovation : décochant des "bravos" pour tous les artistes, en réponse aux flèches amoureuses et musicales décochées tout au long de ce spectacle. Laurent Brunner (Directeur de Château de Versailles Spectacles) décoche à son tour à destination de la 1° violon des fleurs parmi celles qu'il distribue aux solistes sur scène. Bouquet final, bien attrapé au vol.
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