Alma, Reconstruction en Création mondiale à Vienne
Brutal, mais aussi tendre et touchant, ce portrait est à l'image des obstacles et conditions qui sur-déterminèrent cette femme au cœur de l'histoire.
"compositrice, muse, femme fatale, mythe" : Autopsie et humanisation
Il semble impossible de parler de la période "fin-de-siècle" sans parler de Vienne, donc aussi de Mahler, et cela devrait concerner aussi bien Gustav qu'Alma Mahler, belle et légendaire muse et veuve éternisée par certaines des compositions et des peintures les plus célèbres de l’époque. Ses longs noms composés, Alma Mahler-Gropius-Werfel, rappellent qu'elle fut trop souvent réduite à la femme de... ces autres grands artistes qui l’ont épousée, sans parler de ses célèbres amants Gustav Klimt, Alexander von Zemlinsky et Oskar Kokoschka. La véritable Alma semble d'autant plus invisibilisée qu'elle a enterré ses ambitions et ses rêves de devenir une grande compositrice d’opéra. Alors, désormais, un nouvel opéra (opus lyrique) porte au moins son nom.
En cinq actes montrant cinq funérailles, Alma offre un portrait symbolique et psychologique de la trajectoire de sa vie en tant que mère de plusieurs enfants morts, marquée par un constant déchirement intérieur entre le désir de convention et le désir de révolte. Le portrait est à rebours : la narration remontant le temps, et autant de tragédies jusqu'à son abandon précoce de ses ambitions et de ses rêves (lorsqu'elle enterre ses compositions pour devenir l'Alma Mahler d'un Gustav qui ne souhaite avoir aucune « concurrente », mais une femme qui le soutienne corps et âme). Cette triste histoire devient plus poignante encore grâce à l’omniprésence scénique et dramaturgique d’Anna Mahler, sculptrice et unique enfant d’Alma (et Gustav) ayant survécu à la jeunesse, qui occupe ici à la fois le rôle de confidente, d’observatrice et de commentatrice de la tragédie de sa mère.
La mise en scène de Ruth Brauer-Kvam est faite sur mesure pour raconter cette histoire complexe qui se joue en plusieurs dimensions spatio-temporelles. Falko Herold conçoit ainsi dans cette veine un espace symbolique dans le style d’un atelier qui représente la profession d’Anna Mahler, et qui est dans le même temps une toile vierge sur laquelle les vidéos de Martin Eidenberger avec le soutien de l’éclairage d’Alex Brok reconstituent les espaces et les temps perdus qui ont marqué la vie d’Alma.
Les costumes d’Alfred Mayerhofer citent l’esthétique vestimentaire de la fin-de-siècle viennoise, exhibés comme un défilé de mode grotesque d’Alma qui se dépouille progressivement de ses peaux. L’intégralité de l’espace dramatique est ainsi conçue en tant qu’espace liminaire qui unit le présent et le passé, la vie et la mort, la réminiscence et l’oubli dans lequel tout est perdu et dans le même temps plus vivant que jamais.
Dans le rôle-titre d’Alma, la soprano Annette Dasch évoque et provoque toute cette richesse d’émotions avec sa virtuosité et sa présence scénique. Son timbre velouté se fait remarquer même lorsqu’elle l'infuse de l’ironie et de la violence nécessaires à rendre la complexité de sa figure. Elle en ressort d'autant plus en beauté, chaleur et rondeur vocale dans la lamentation la plus sincère et vulnérable de la femme artiste. Difficile, sinon impossible, d’envisager une héroïne et une voix plus digne pour représenter une telle figure, mythique et pourtant profondément humaine.
La mezzo-soprano Annelie Sophie Müller, incarnant Anna Mahler, fournit un contrepoids considérable à sa mère par une forte présence scénique et une voix imposante. Son timbre solide et sombre foudroie aussi bien qu’il est lyrique est caressant, alternant agilement entre les élans de frustration, de haine et d’amour désespéré pour sa mère qui ne peut regarder les funérailles qu’en tant que « représentations théâtrales ». La virtuosité et l’interprétation empathique de Müller justifient la place d'Anna dans l’opéra en tant que figure préférée et porte-voix de la compositrice.
La soprano Lauren Urquhart (Manon, fille de Gropius) puise dans la brillance de son timbre pour manifester l’innocence de la pureté d’une jeunesse abruptement interrompue par la mort. La même brillance est cependant aussi capable d’accentuer le grotesque dans les cris de désespérance de la fille face à une mère absente et égoïste.
Le contreténor Christopher Ainslie (Martin, fils de Werfel), d’un beau timbre cristallin, est également capable de basculer entre la tendresse et la violence. Sa lamentation pure et sincère et son plaidoyer désespéré exprimant sa peur existentielle face à la mort font briller la légèreté étincelante de sa voix.
La soprano Hila Baggio (l’enfant non né, celui de Kokoschka) pousse la tension dramatique jusqu’au paroxysme mais par la brillance et la clarté aérienne de son timbre dans les supplications comme dans les cris d’adieu.
Les hommes célèbres d’Alma, tout comme Alma, sont dépouillés de leurs mythes et présentés dans la cruauté de leur humanité. En Gustav Mahler, le baryton Josef Wagner a un timbre sombre et foudroyant qui fournit un contraste dramatique à la présence maladive de cette figure.
Timothy Fallon (Franz Werfel), d’un timbre lumineux et chaleureux, joue avec les accentuations d’un ténor de caractère pour manifester le désir charnel et obsessif du poète amouraché.
Le baryton-basse Martin Winkler (Oskar Kokoschka) fait sortir une richesse de nuances de son timbre à la base dense et sombre. Sa voix, douée d’une immense capacité dramatique, couvre toutes les finesses de nuances du lyrisme jusqu’aux cris grotesques et gutturaux (jusqu'à peindre une folie-feinte ou réelle du personnage).
Le rôle muet de Walter Gropius est incarné par le danseur et chorégraphe Florian Hurler – également responsable de la chorégraphie de cette mise en scène – dont les mouvements, dans la logique de la composition, rendent symboliquement hommage à la profession d’architecte et à la spatialité de l’espace dramatique.
La prestation du grand chœur sous la direction d'Holger Kristen couronne l’intensité dramatique de la soirée.
Le chef d'orchestre Omer Meir Wellber assume pleinement dans sa direction la complexité et les multiples facettes de la composition d’Ella Milch-Sheriff. La finesse et la précision de la masse sonore qui s’étend des accompagnements sombres, grinçants et fragmentaires dans le style de la musique de film aux airs ironiques et aux citations des symphonies de Mahler est une preuve concrète d’une compréhension approfondie et d’une période de réflexion considérable. Du début à la fin, le directeur musical et les musiciens ont clairement pour objectif de servir la véritable substance de la musique : pas un seul moment n'est joué sans être mûrement réfléchi.
Le public accueille la production, tous ses participants et la compositrice, avec un très grand enthousiasme : un moment prometteur pour la réception de l'opéra contemporain de nos jours.
À la fin de la soirée, cette assistance est forcément confrontée à une révélation difficile, sortie de la bouche de la muse éternelle : « J’ai toujours vécu avec une femme morte en moi ». Plus encore qu’une sublime œuvre d’art et un chant de revenant, Alma est une lutte vivante avec le questionnement existentiel de l’être et de l’identité de l’artiste.