Piau et Hugo, Reflets vocaux et musicaux
L’album Clair-Obscur de 2021, dû aux mêmes interprètes et entièrement consacré à des Lieder de langue allemande du tournant du XXe siècle – Richard Strauss, Zemlinsky, Berg –, avait privilégié la dichotomie entre ombres et lumières. Le programme tout en français présenté ici, à peu près contemporain de son pendant germanique avec lequel il constitue une sorte de diptyque, fait le choix de mettre en valeur le motif du Reflet que provoquent les nuances, les transparences et les miroitements des mélodies avec orchestre de Berlioz, Duparc, Koechlin, Ravel et Britten. Si la sélection opérée pour ce programme se contente de proposer deux cycles dans leur entièreté, les Trois poèmes de Stéphane Mallarmé de Ravel et les Quatre chansons françaises de Britten qui figurent en fin d’album, elle n’en contient pas moins des extraits d’autres cycles, dont un au moins est extrêmement connu. « Le Spectre de la rose » est tiré des Nuits d’été, tandis que « Pleine eau » et « Aux temps des fées » sont deux des Quatre poèmes d’Edmond Haraucourt mis en musique par Koechlin (faisant évidemment rêver d’entendre ces deux cycles en entier, même si la logique et la durée du programme, destinée à multiplier les reflets et les transparences de pièces qui ne cessent de se faire écho l’une à l’autre, a pu conduire à privilégier un extrait d’un cycle par rapport à un autre).
Un des jeux de couleurs et de miroitements que procure ce disque provient tout d’abord de la rencontre féconde entre poètes et musiciens. Berlioz y croise Théophile Gautier, Duparc met en musique Baudelaire et Henri Cazalis, Koechlin se penche sur Leconte de Lisle et Haraucourt, Ravel rencontre Mallarmé, un jeune Britten tout juste âgé de quatorze ans s’acoquine avec Hugo et Verlaine, découverts dans son exemplaire du Oxford Book of French Verse. « Le Spectre de la rose » évoque ainsi les reflets de l’amour immortel dans lequel s’incarne l’âme et le parfum de la fleur qui s’est éteinte, « L’Invitation au voyage » dit les reflets du couchant au pays merveilleux où est invité l’auditeur, « Pleine eau » raconte comment le reflet enchanteur d’un fleuve entraîne un jeune homme beau comme un dieu dans la mort. Et ainsi de suite, chaque pièce qui compose le programme thématise à sa manière les infinies luminescences qui se diffractent dans le rapport toujours harmonieux entre texte et musique, entre couleurs verbales et harmonies sonores. Confiés à des orchestrateurs de génie, les textes mis en musique projettent mille lumières absorbées et réverbérées sur un tapis musical aux infinies nuances. Qu’il s’agisse de poésie romantique, symbolique et parnassienne, chaque extrait contribue à la création d’un paysage féérique hors du réel qui produit chez l’auditeur les émotions les plus subtiles et les plus variées.
L’instrument presque évanescent de Sandrine Piau projette lui aussi ses propres reflets et éclats de lumière, et l'oreille ne peut que succomber devant la sensibilité musicale. Comme à l’accoutumée, le raffinement des phrasés est infini, les moirures argentées et luminescentes d’un timbre flûté ont su avec les années garder toute leur fraicheur, la gamme de couleurs pare une ligne vocale qui reste à tout moment de la plus grande droiture. Aucun « effet » proprement vocal dans cette proposition, la voix se mêlant aussi intimement à l’orchestre comme si elle n’en était qu’un instrument de plus.
À la tête de l'Orchestre Victor Hugo, Jean-François Verdier fait le choix d’une lecture presque chambriste, qui met en valeur la transparence instrumentale d’une orchestration elle-même faite d’infinis reflets et miroitements (avec la grande importance accordée à l’emploi de la harpe, aux flûtes et même au piano qui fait une furtive apparition dans une des pièces de Koechlin). Deux pages instrumentales de Debussy, dont une orchestrée par André Caplet et l’autre par Ernest Ansermet, complètent un programme concocté avec soin pour un album autant inspiré qu’inspirant, à écouter en boucle, dans les reflets de ses reflets sensoriels.