Don Quichotte, fou sublime à Bastille
Retransmission France Musique, samedi 29 juin 2024 à 20h :
Au lever de rideau de ce Don Quichotte de Massenet mis en scène à l’Opéra Bastille par Damiano Michieletto, le public découvre le chevalier errant affalé dans un appartement bourgeois. Car oui, comme dans nombre de productions aujourd’hui, l’intrigue se déroulera encore dans le cerveau malade du héros. Mais une fois n’est pas coutume, le metteur en scène utilise ce concept pour créer du merveilleux : alors que des chevaux de manège volent en arrière-plan, les personnages apparaissent comme par magie de sous un tapis, de la bibliothèque ou du pli du canapé. Don Quichotte est ici un homme blessé par un amour de jeunesse, ardent mais déçu : des décennies plus tard, il tourne en rond dans son salon, entre alcool et médicaments malgré le soutien de son ami Sancho, torturé par ses rêves d’amour inaccessibles et la douleur du souvenir des moqueries dont il fut l’objet. Dulcinée, à présent décédée, était alors la jolie fille du lycée, admirée de tous les garçons, qu’il demanda fièrement en mariage mais dont il reçut une « fatale réponse ». Pour donner vie à cette vision d’un « monde où tout est rêve » et à des images puissantes, Paolo Fantin conçoit un ingénieux décor, unique pour l’ensemble des cinq actes, mais multiple par les surprises qu’il réserve, plongeant le spectateur dans la psyché et les hallucinations du personnage, l’y faisant voyager par les lumières d’Alessandro Carletti, tandis que les ombres de ceux qui s’en prirent à lui y sont sculptées par les costumes d’Agostino Cavalca. Cette vision, qui comme son héros offre l’imaginaire en cadeau, a l’insigne avantage d’exalter les qualités musicales de l’œuvre et d’autopsier avec minutie le cœur déchiré de l’amant désespéré qu’est en effet Don Quichotte dans le livret.
Ainsi, les seuls moulins visibles ce soir sont ceux que forment les bras du chef Patrick Fournillier (remplaçant Mikhail Tatarnikov initialement prévu), qui dirige ce soir son premier opus lyrique à l’Opéra de Paris, lui qui y avait dirigé un ballet en 1988, il y a 36 ans. Résultat : il est acclamé dès l’entracte. Sous sa baguette, l’Orchestre de l’Opéra national de Paris démarre en trombe, avec vigueur et majesté dès l’introduction, puis garde ce tempo allant qui rend le finale de l’acte II particulièrement puissant. Le Chœur de l’Opéra national de Paris varie les couleurs mais ne parvient jamais à être parfaitement ensemble. Il s’investit toutefois pleinement dans son emploi scénique, dansant fougueusement dans un bal de promo endiablé.
Présent en scène durant tout le spectacle, Christian van Horn incarne le rôle-titre avec un jeu fin et une crédibilité théâtrale sur laquelle repose toute la proposition scénique (même si la diction imparfaite fait parfois passer un « frais » pour un « vrai »). Sa voix concentrée et charbonneuse résonne depuis les profondeurs de l’instrument et de la tessiture. Il garde une ligne noble, qui maintient au « fou sublime » sa dignité dans ses accès de démence.
Étienne Dupuis apporte à Sancho Pança une scansion dynamique lui permettant d’aborder avec légèreté les parties comiques de sa partition, et une voix large au timbre rugueux et sombre vectrice d’émotion dans ses deux airs aux accents lyriques frissonnants, qu’il accompagne d’une grande tendresse dans son jeu, l’ensemble le rendant touchant et attachant.
En Dulcinée, Gaëlle Arquez vocalise dès son entrée, se riant de son fol amant comme de sa partition. Sa voix brillante et épaisse, au sensuel vibrato, reste ferme sur tout l’ambitus et justifie l’empire dont elle dispose sur sa cour de prétendants.
Emy Gazeilles (Pedro) aborde ce rôle en pantalon avec une dégaine de rocker qui tranche avec sa voix flûtée, bien ancrée. Marine Chagnon (Garcias) trouve une masculinité dans ses mediums duveteux et brillants. Seul des prétendants à ne pas faire partie de la troupe de l’Opéra (au contraire de Maciej Kwaśnikowski distribué dans le rôle lors de l'annonce de saison), Samy Camps (Rodriguez) dispose d’un ténor sombre aux aigus tirés et au vibrato déstabilisant. Nicholas Jones (Juan) s’appuie sur un ténor doux, clair et couvert pour apporter son chant nuancé au quatuor. Les deux Serviteurs, Young-Woo Kim et Hyunsik Zee, ont des voix bien émises (bien qu’un peu engorgée pour le second) et des dictions précises.
Alors que Don Quichotte se meurt de chagrin dans son canapé, Sancho ouvre le livre de souvenirs de son maître (« l’île des rêves » reçue en cadeau de ce dernier) : la voix de Dulcinée appelant son amant d’outre-tombe résonne alors, et le héros expire dans un tableau très poétique. Epuisé, Christian van Horn peut enfin venir recevoir ses acclamations devant le rideau, bientôt suivi d’Étienne Dupuis et Gaëlle Arquez. Le chef et (fait pas si courant) le metteur en scène sont également chaudement applaudis.