Salomé entre force et nihilisme à Bastille
Lydia Steier propose une lecture dystopique de ce monde où règnent les pulsions débridées des puissants. Oscar Wilde et Richard Strauss pointaient à travers le mythe de Salomé les dérives délétères de la société. Lydia Steier centre son approche sur l’héroïne qui, dans un univers contemporain, totalitaire et déréglé, va prendre la parole et s’imposer.
L’action est présentée dans la cour d’un palais, encadrée de deux murs, avec en son centre une sorte de puits, clos, au fond duquel est enfermé le prophète Jean-Baptiste. Sur le mur du fond, en hauteur, une grande baie vitrée donne à voir l'orgie des puissants, consommant les corps d'esclaves qui leur sont livrés puis redescendus en linceuls vers une fosse côté jardin (dispositif dû à Momme Hinrichs et cruellement éclairé par Olaf Freese).
La Cour d’Hérode est ainsi montrée comme une faune de la nuit mêlant une imagerie rappelant le Satyricon de Fellini, à un visuel BDSM et drag. Les costumes d’Andy Besuch, très inventifs et détaillés, savent friser le grand guignol pour traduire la décadence (Hérodiade est ainsi exhibée avec une poitrine opulente à l’air).
Ce visuel montre ainsi une telle violence, omniprésente, que ce sont sans doute davantage les choix narratifs qui viennent choquer. Salomé ne danse pas, elle va être effeuillée par Hérode qui, glauque à souhait, renifle les vêtements et se lèche les doigts, avant que leur “accouplement” bestial soit entouré et submergé par la foule des courtisans. À la fin de la danse symphonique, elle se relève hébétée, la tunique et les jambes maculées de sang… Elle semble morte vive, et dès lors deviendra comme un "bloc d’abîme", mue par un désir impérieux, une volonté irrépressible. Elle aura ce qu’elle désire, la tête du prophète qui l’a repoussée quand elle lui a exprimé son désir.
Avançant une autre décision de mise en scène, Salomé est dès lors dédoublée : une danseuse au sol, le visage caché par ses cheveux, durant toute la scène finale se meut en rampant, le corps saisi de spasmes et de convulsions. Comme dans un rêve, ou dans l’esprit projeté de Salomé, la chanteuse, auréolée d'une lumière blanche, rejoint Jean-Baptiste dans sa cage, issue du sol et s’élevant lentement, là où elle pourra, loin de toute luxure, lui donner chastement ce baiser ardemment attendu. Il ne s’agit certainement pas là d’une rédemption, mais certes d’une forme d’accomplissement.
L’Orchestre dirigé par Mark Wigglesworth sait porter les dimensions de la partition et de cette histoire, dans un discours continu et mouvant, avec une grande richesse de timbres et une immense palette de nuances. La tendresse poétique affleure parfois, dans les accalmies de la tempête sonore traduisant l’intériorité des personnages, soutenant l’action avec un vrai souffle dramatique.
Salomé est incarnée par Lise Davidsen qui sait passer de la princesse capricieuse à la femme déterminée. L’actrice est au rendez-vous, comme la chanteuse, avec une voix de soprano de grand format, sur toute l'étendue requise (c'est dire !), sonore, avec une projection constante, une prononciation claire, et un souci des couleurs et des nuances qui sculptent les états d’âme du personnage au fil de l’œuvre. La "phrase" finale parachève l’autorité vocale et la détermination interprétative.
Johan Reuter incarne le prophète Jochanaan de sa voix de (baryton-)basse, claire, très sonore quand il est sur scène, hélas un peu étouffée par le dispositif scénique quand il est en geôle. Il se fait imprécateur, pur et inaltérable dans ses convictions. La voix est pleine d’autorité, étendue et percutante. Le jeu est sobre et efficace.
Le ténor Gerhard Siegel assume pleinement l’incarnation d'Hérode en roitelet concupiscent et dépravé. Le rôle est également éprouvant (dans le haut medium et l’aigu, sous la forme de saillies vocales), le chanteur s’en acquitte pleinement, sans chercher à faire de la "belle voix", au contraire même, en sachant métalliser et creuser la veulerie du personnage, de manière engagée, sonore et très projetée.
Ekaterina Gubanova offre sa voix ample de mezzo-soprano à la sulfureuse Herodias, ici érotomane invétérée. Elle joue ce jeu avec une gourmandise réjouissante. La voix très déployée est assez efficace dans l’expression de l’excès perpétuel. Si l’aigu est tonitruant à souhait, le bas médium est parfois un peu faible cependant.
Le ténor Pavol Breslik incarne avec conviction Narraboth, cet officier sincèrement épris de Salomé, mais qui, par la pureté de ses sentiments est exclu de ce monde, et se tuera. La voix est limpide, lumineuse de format moyen, mais assidûment projetée, avec des couleurs touchantes.
L’esclave est incarnée par Ilanah Lobel-Torres, soprano mesurée dans le chant et la prosodie. Alejandro Baliñas Vieites prête sa voix de basse assez sonore au Cappadocien. Yiorgo Ioannou voit son baryton couvert, tandis que son collègue en Nazaréen, la basse Luke Stoker se fait plus sonore et déployé (d’autant qu’il endosse avec conviction l’imagerie décadente de la mise en scène). Les rôles des "Cinq Juifs" sont confiés à Matthäus Schmidlechner, ténor de caractère et projeté, Éric Huchet qui travaille plutôt une douce clarté, Maciej Kwaśnikowski hélas couvert, Tobias Westman et Florent Mbia, peu audibles mais volontaire dans l'articulation pour l'un, et dans le placement pour l'autre.
En soldats, la basse de Bastian Thomas Kohl est un peu sourde (mais sa présence scénique convaincante) tandis que celle de Dominic Barberi est sonore, assez étendue et d’un beau timbre chaleureux. La contralto Katharina Magiera incarne le Page avec une voix franche, assez sonore, colorée et menée, enrichie par un engagement scénique efficace.
Le public sonné trouve néanmoins l’énergie de faire un petit triomphe à cette Salomé.