2 x 4 Derniers Lieder de Strauss enregistrés par Asmik Grigorian
Au sein d’une discographie pléthorique où tant et tant de sopranos chantant l’allemand ont tenu à apparaître, les versions avec piano des Vier letzte Lieder (Quatre Derniers Lieder) de Richard Strauss sont plutôt rares. Barbara Bonney, Lucy Crowe, Gabriele Fontana ou récemment Elsa Dreisig reviennent en mémoire et à l’oreille, sans oublier la version de Waltraud Meier, mezzo wagnérienne promue soprano dramatique qui eut l’idée de rappeler que l’ultime cycle de Richard Strauss, devenu entre temps l’apanage des cantatrices mozartiennes (comme Lisa Della Casa, Elisabeth Schwarzkopf, Gundula Janowitz, Kiri Te Kanawa, Renée Fleming et consœurs) avait autrefois été créé par une voix comme celle, immense, de Kirsten Flagstad. En tout les cas, la démarche de ce nouvel album a l’originalité de graver ensemble à la fois la version pour orchestre et la version pour accompagnement de piano, toutes deux publiées au début des années 1950, de manière posthume, par l’éditeur Boosey & Hawkes.
La voix d’Asmik Grigorian n’entre assurément pas dans la catégorie des sopranos mozartiennes précédemment citées, et ses rôles straussiens ne sont ni Arabella, ni la comtesse de Capriccio, ni la Maréchale, mais bien plutôt Salomé ou la Chrysothémis d’Elektra qu’elle a toutes deux interprétées à la scène. Ses rôles sont bel et bien ceux de sopranos résolument spinto, ainsi que les grandes les héroïnes pucciniennes, autant d’emplois qui ne requièrent pas la discipline et le crémeux vocal associés aux répertoires reposant sur la maîtrise parfaite des règles du bel canto. Ce qui ne veut pas dire que le chant de la cantatrice lithuanienne est dénué de qualités : loin s’en faut. Son soprano acéré, tranchant et ardent, d’une couleur lunaire intrinsèquement sombre mais égal sur toute l’étendue de l’instrument et conduit sans vibrato excessif, négocie crânement les longues phrases mélismatiques composées par Richard Strauss dans le registre élevé de la voix. Ici et là se ressent néanmoins un effort et une tension qui ne sont pas ceux de voix plus légères, et qui se traduisent par quelques attaques prises un peu bas. L’intensité de la ligne et l’opulence vocale qui s’en dégage sont bien celles d’un grand soprano dramatique tout terrain, éminemment fiable, richement timbré, au souffle infini et d’une expressivité musicale qui, certes, conviendrait davantage à un rôle d’opéra au fort contenu dramatique qu’à un cycle de Lieder chantant sur le ton de la confidence la plénitude des derniers instants et l’adieu nostalgique à la vie. L’auditeur de l’album pourra rechigner également devant le manque d’intelligibilité de l’allemand, étonnamment pâteux de la part d’une chanteuse habituellement investie dans ses rôles au théâtre, et qui manque ici singulièrement d’émotion.
Le véritable intérêt de l’album, évidemment, réside dans la confrontation et la comparaison entre les deux versions du cycle, enregistrées à environ un an d’intervalle. Celle avec accompagnement d’orchestre date de juin 2022, et paraît presque coutumière à côté des grands enregistrements qui ont jalonné une discographie riche et abondante. La direction de Mikko Franck, à la tête de l’Orchestre Philharmonique de Radio France, n’en est pas moins souple et analytique, et fait la part belle aux interventions orchestrales toujours attendues des cors, des trilles de flûtes d’Im Abendrot (Au Crépuscule) ou encore du solo de violon de Beim Schlafengehen (L'heure du sommeil). La version avec piano enregistrée à Munich en mai 2023, aux côtés du pianiste Markus Hinterhäuser – également directeur du Festival de Salzbourg – ne fait pas, évidemment, entendre toutes ces splendeurs orchestrales, mais elle ne manque pas de musicalité. Elle se distingue au premier chef par des tempi beaucoup plus lents, qui ne facilitent pas nécessairement l’épanouissement vocal. Asmik Grigorian déploie cependant sans trop de difficultés des phrasés majestueux même si les efforts dans les hauteurs de la voix n’en sont que plus palpables. En revanche, la transparence pianistique de l’accompagnement lui permet de mieux faire résonner les phrases données dans le grave, parfois assourdies voire escamotées dans la version instrumentale. La lenteur sépulcrale de September et Im Abendrot – deux minutes de plus pour le premier ! –, donne véritablement l’impression de suspendre le temps et confère à ces deux pages un insondable mystère. Chaque note de ce Crépuscule, dont l’éditeur a retenu ici l’arrangement de John Gribben et non celui du dédicataire du morceau Ernst Roth (les trois autres étant bien la version originellement publiée dans la transcription de Max Wolff), résonne ici comme un pas de plus vers la mort et confère au morceau un climat hors du commun.
Le titre et le sous-titre de l’album, vraisemblablement issus de l’imaginaire de la cantatrice, pourront surprendre, de même que les dessins d’enfant qui, accompagnés de formules mathématiques complexes, ornent le livret du CD. Le texte de présentation explique que la cantatrice n’est jamais seule quand elle est seule – « I am not alone… when I am alone » – et qu’elle l’est encore moins quand elle est comme ici en bonne compagnie pour faire de la musique. De quoi retenir que le projet consistait à rappeler combien 4 + 4 ne font pas 8, mais ∞ (l'infini vers lequel cet album publié au label α ouvre, partiellement, les portes).