Des deux côtés du couloir de la mort au Met Opéra de New York
Créé à San Francisco en 2000 sur un sujet aux perspectives toujours actuelles, l'opéra Dead Man Walking (littéralement Homme mort marchant) est le premier du compositeur américain Jake Heggie. Le livret de Terrence McNally est basé sur le livre éponyme publié en 1993 par Sœur Helen Prejean, relatant son expérience au début des années 1980 avec deux condamnés à mort en Louisiane (ce livre dénonçant la peine de mort avait déjà été adapté en film avec Susan Sarandon et Sean Penn en 1995, sous le même titre Dead Man Walking, traduit en français par La dernière Marche).
Sœur Helen Prejean (dont le nom est conservé dans l'opéra) suit le chemin vers la mort du condamné (fictionnel mais dont les crimes sont inspirés des condamnés réels) Joseph de Rocher, condamné pour le viol et le meurtre de deux adolescents. La mise en scène signée Ivo van Hove de cette nouvelle production au Met se déroule sous la menace de la mort et d'un grand cube blanc en hauteur (décor et lumières de Jan Versweyveld), permettant d'y projeter les vidéos filmées en temps réel sur scène, de zoomer sur des visages de condamnés, ou sur les face-à-face entre Joseph et Helen. Le réalisme kaléidoscopique est ici poussé à l’extrême, jusqu'à la scène d’injection létale dans un silence glaçant. Cette scène particulièrement éprouvante est le point culminant de ce huis-clos, de ce plateau hanté de personnages qui ne bougent presque pas, où les espaces sont modulés par les déplacements de mobiliers basiques (un banc, une table, un lit, …). La musique de Jake Heggie est un savant mélange entre composition d’opéra classique, traits contemporains, et inspirations jazzy et de musique "populaire", avec même une imitation d'Elvis Presley, offrant une parenthèse comique dans cette lourde atmosphère et pour ce sujet délicat.
Le chef Yannick Nézet-Séguin, directeur musical de la maison, est longuement applaudi lors de ses entrées dans la fosse, puis aux saluts, en reconnaissance de sa grande technicité et précision de direction. Le chef dirige avec une grande fluidité, en n’oubliant pas de mettre en valeur les parties instrumentales et de conduire la grande délicatesse de l’orchestre. Les cuivres et les percussions, qui participent à l’aspect jazzy de la partition, se font particulièrement remarquer, bien que la saturation sonore de ces grands pupitres tende à masquer les voix pendant la première partie de l’opéra.
Cet opéra aux voix multiples trouve son ancrage, sa gravité dans le face-à-face qui devient côte-à-côte entre deux protagonistes et deux voix, la sœur et le condamné. La mezzo-soprano Joyce DiDonato dessine le portrait de son personnage en montrant par son jeu et sa voix combien accompagner un condamné à travers le couloir de la mort consiste aussi à faire ce chemin avec lui. Son interprétation d'abord très modérée affirme cependant d'emblée sa technique vocale avec un phrasé tenu de bout en bout. Conservant une retenue correspondant à son personnage de bonne sœur, elle place une voix veloutée presque sans vibrato pour d'autant mieux l'élargir à la mesure du drame dans le médium et vers de puissants aigus (ces sommets de tension émotionnelle conservant pourtant l'équilibre vocal, et scénique).
Le second rôle féminin est celui de la pauvre mère de Joseph, interprétée par Susan Graham (qui chantait Helen Prejean en 2000). La mezzo-soprano mêle puissance et chaleur dans les volumes sonores à des résonances presque rauques et gouailleuses. L'artiste est également longuement applaudie par le public pour son intensité et sa délicatesse de jeu à la fois, avec une grande sensibilité vocale.
La soprano Latonia Moore offre en Sœur Rose un contraste fort intéressant avec ces deux autres rôles féminin et cet univers, en affirmant d'emblée une très grande rondeur et chaleur dans ses prises de paroles. Ses aigus sont ainsi clairs et sonnent comme coulés, avec un velouté fin. Le souffle vient toutefois à lui manquer et ses interventions semblent un peu écourtées parfois. Les deux autres sœurs qui accompagnent Helen et Rose : Catherine et Liliane sont interprétées respectivement par Magdalena Kuzma au ton nasalisé tout à fait surprenant, qu’elle associe avec une certaine intensité avec Briana Hunter, à la voix chaude et dynamique, avec rondeur mais manque de puissance. Alexa Jarvis montre une certaine chaleur vocale mais aussi certains manques d'intonation dans le court rôle de Madame Charlton tandis qu'Helena Brown est une autre figure maternelle, plus chaleureuse.
Ryan McKinny en condamné à mort domine bien entendu le plateau masculin et le plateau tout court, avec Joyce DiDonato. Le baryton-basse accomplit une performance, avec une physicalité impressionnante : il n’hésite pas à réaliser jusqu’à une vingtaine de pompes sur scène, sans pour autant perdre sa voix. Mélange de sonorités caverneuses et puissantes, toujours mélodieuse, sa ligne de chant monte sans problème sur des aigus précis dans l’intonation, mais aussi délicats.
Les autres rôles masculins sont plus en retrait. Chad Shelton en père Grenville (aumônier de la prison) mêle un vibrato fin et une voix aux résonances dans le masque. Il sait aussi swinguer mais manque de puissance. Le Warden (directeur de la prison) George Benton est un personnage fascinant vocalement, la basse Raymond Aceto installant l'assise sonore du plateau avec une finesse de vibrato (mais des fins de phrases un peu sèches). Les deux gardes de prison ont des timbres graves relativement similaires : Christopher Job joue ainsi sur la puissance, avec des résonances caverneuses, tandis que John Hancock se fait discret et ne tient pas ses phrasés (quoiqu'il sache contribuer à la douceur d'ensemble dans certains passages). Le policier à moto, joué par Justin Austin, est un personnage sympathique mais vocalement trop discret. La chaleur de ses couleurs se perçoit dans ses légères résonances y compris dans les aigus précis.
Mark Joseph Mitrano est presque inaudible en grand frère du condamné tant il est discret, avec un grave distant. En petit frère, Jonah Mussolino, donne à l’inverse une vraie personnalité à son rôle, avec des jeux de résonances rappelant le style musical, et certaines interventions pas toujours en place mais pourtant engagées. Le chœur masculin a une importance davantage scénique que vocale ici, et les mouvements du chœur ressemblent aux cris de la masse des condamnés à mort. Quelques brèves interventions solistes n'en émergent pas moins, comme la présence en voix de tête de Patrick Miller, l’aspect un peu sec du timbre de Jonathan Scott, une belle tenue et un certain velouté chez Ross Benoliel, tandis que Tyler Simpson montre une certaine chaleur et Earle Patriarco un manque de puissance.
Enfin, les deux couples de parents des victimes font entendre un très fin quatuor. Wendy Bryn Harmer interprète Kitty Hart, la mère de la jeune fille tuée, avec un timbre très enfantin tout à fait surprenant, aux aigus clairs. Rod Gilfry, en Owen Hart, est une basse rocailleuse aux intonations sèches, mais tout en puissance, ce qui rend ses interventions pleines d’émotion. Les parents du jeune homme, Jade Boucher et Howard Boucher, sont plus discrets. Krysty Swann propose un vibrato long et Chauncey Packer des résonances avec un peu trop de souffle. Regan Sims, en représentante légale, a ici une présence davantage d’actrice que de chanteuse, en encadrant les deux couples de parents par des interventions puissantes mais non réellement musicales (davantage de théâtre parlé).
Le chœur d’enfants entourant sœur Helen dans la mission Saint Joseph of Medaille apporte la touche de poésie et un espoir bienvenus, dans l’écriture comme dans le timbre de cette jeunesse aux couleurs délicates. Un peu flottant rythmiquement, la phalange d’enfants s’amuse visiblement une scène. Le chœur féminin vient les soutenir les enfants avec des résonances aiguës et une fondation rythmique maintenue dans l'esprit de comptines.
Le public new yorkais fait une standing ovation au spectacle, le cœur au bord des lèvres, en se rappelant certainement que la peine de mort est encore légale dans 27 des 50 États américains, et pratiquée dans 53 pays à travers le monde (60 en comptant les peines pour crimes de guerre).
Dead Man Walking sera retransmis en direct dans les cinémas à travers le monde ce samedi 21 octobre 2023 (vous pouvez retrouver à ce lien la liste des Opéras aux Cinémas en 2023/2024)