Rusalka à Avignon : tu seras une femme, ma fille
En 2018, la région Sud annonçait lancer l’initiative Opéras au Sud visant à faciliter des coproductions communes aux quatre opéras du territoire : Avignon, Marseille, Nice et Toulon. Après La Dame de pique par Olivier Py, voici donc une nouvelle création commune, avec Rusalka de Dvořák mis en scène par Le Lab, collectif mené par Jean-Philippe Clarac et Olivier Deloeuil. Le duo écarte le fantastique de l’œuvre pour placer l’intrigue dans le réel. Ainsi, Ježibaba, femme de ménage d’une piscine, n’a aucun pouvoir magique. Rusalka, qui exprime son désir de « devenir une femme », n’est pas transformée de sirène en humaine, mais passe plus simplement le cap de l’adolescence : Ježibaba la met sur talons (« elle marche comme une hallucinée », dit le livret), la coiffe et la maquille afin qu’elle puisse « connaître l’homme » et céder à ses premiers émois amoureux. Hélas, ceux-ci ne se passent pas comme prévu puisqu’elle se trouve vite brusquée par l’appétit du Prince qui la trouve « glaciale », et qui en vient à tenter de la violer en s’exclamant qu’il désire « la posséder complètement », expliquant les « frayeur et tremblements » de la jeune femme, puis cède à la « brûlante » Princesse étrangère. Ainsi, l’histoire racontée à travers cette mise en scène colle en permanence au livret (les doubles sens pourraient toutefois être mieux exploités dans la formule magique de Ježibaba), transformant ce conte philosophique en voyage initiatique.
Afin de concrétiser cette dramaturgie, le collectif plonge Rusalka dans l’univers de la natation synchronisée. La scénographie représente une piscine sans eau, au bord de laquelle les nageuses (dont les trois ondines mais pas Rusalka qui décide de quitter l’équipe) s’entrainent sous les ordres de Vodník. Régulièrement, des vidéos font des liens avec l’univers aquatique : des scènes à la piscine s’enchainent avec des images d’un lac au milieu d’un bois tissant l'évocation de l’histoire originelle (et que rappellent également des troncs d’arbre sur scène). De manière ingénieuse, le ballet devient amphibie puisque la vidéo est l’occasion de présenter la chorégraphie de l’équipe de natation synchronisée.
Benjamin Pionnier est placé à la tête de l’Orchestre National Avignon-Provence. Ensemble, ils privilégient la puissance expressive à la poésie de la partition par l’épaisseur moite de leur son, les équilibres restant subtils. Le Chœur de l'Opéra Grand Avignon amplifie l’effet d’éloignement de ses premières interventions chantées depuis les coulisses, par un manque d’homogénéité entre les voix qui créent comme un léger écho. Plus tard, il montre cependant une grande musicalité dans la nuance de son interprétation.
Le plateau vocal est très homogène dans sa qualité. Ani Yorentz Sargsyan mouille le maillot (de bain) dans le rôle-titre, proposant une incarnation théâtrale aboutie, alliée à un lyrisme affirmé par son timbre chaud et rond. Sa voix s’impose toujours au-dessus du flot orchestral, mais est aussi capable de douceur dans les passages plus mélancoliques comme dans son Ode à la lune, qu’elle interprète avec une retenue pudique. L’Orchestre se fait alors enveloppant, tel un drap de bain réconfortant, séchant les larmes d’amour de cette ondine à l'âme abimée. Les moments de rupture instrumentaux y restent assez doux gommant partiellement le relief de la partition. De même, sa détresse durant son agression ne semble pas suivie par l’accompagnement, la phalange qui reste comme détachée de l’évènement.
Le Prince de Misha Didyk dispose d’un timbre charmant lorsqu’il accentue sa couverture vocale, et la voix reste tendue en permanence, dans un style très slave. La Princesse étrangère (également montée sur talons hauts) d’Irina Stopina est sculptée par une voix déterminée et séductrice. Elle campe ainsi un personnage sensuel et carnassier, manipulant le harpon comme sa proie amoureuse.
Wojtek Smilek est un Esprit du lac au timbre clair de lune, dont la voix résonne comme dans une piscine, mais avec sensibilité. Grâce à sa Ježibaba, Cornelia Oncioiu assure pour la prochaine représentation la propreté du plateau scénique, qu’elle astique rigoureusement. Elle assure également une prestation très propre par sa ligne vocale lustrée. La recette de sa potion est détaillée avec des graves moelleux, dans lequel les aigus viennent trancher pour former une concoction musicalement sucrée.
La distribution s’offre trois ondines de luxe, au chant bien plus synchronisé que la chorégraphie. La Première nymphe de Mathilde Lemaire dispose d'aigus épais et lumineux construisant une interprétation très fraiche. Elle est accompagnée de deux Marie Ka. : les graves vertigineux de Marie Kalinine, très à l’aise dans l’incarnation dramatique, répondent à la voix ardente de Marie Karall qui s’ancre dans le médium d’un mezzo structurant le trio. En Garçon de cuisine, Clémence Poussin délaye une voix capiteuse et veloutée tandis que Fabrice Alibert campe le Chasseur et le Garde forestier d’une voix de chêne au timbre ombrageux. Il soigne sa ligne, offrant de beaux reliefs dans son chant.
Le public réserve un accueil chaleureux à l’ensemble des protagonistes, avec un enthousiasme particulièrement appuyé pour la Rusalka d’Ani Yorentz Sargsyan. L’équipe de mise en scène est applaudie également, sa vision d’une Rusalka attirée par les sirènes humaines ayant manifestement séduit. La natation synchronisée restera ainsi à l’honneur dans les prochains mois, à Bordeaux (qui se greffe exceptionnellement aux Opéras au Sud), Nice, Toulon et Marseille, puis durant les Jeux olympiques pour lesquels Mourad Merzouki créera la chorégraphie de l’équipe de France.