Stabat Mater aux Bouffes du Nord : une salle, deux ambiances
Le "Stabat Mater", texte célèbre mis en musique par nombre de compositeurs mémorables, met lui-même "en scène" (rien qu'avec ses mots, tant ils sont d'éloquentes images) Marie la Mère de Jésus (Mater), debout (Stabat) près de son fils crucifié. Ces douleurs mènent, dans la tradition chrétienne et à travers une vallée de larmes, vers le paradis (le texte se concluant par "fac ut animae donetur paradisi gloria" - À mon âme fais obtenir la gloire du paradis).
Chaque proposition de la Compagnie La Tempête étant une expérience, ce projet de mettre en scène une pièce vocale religieuse s'annonce comme assurément curieux. Et il l'est pour le moins : questionnant et reconfigurant le texte et le thème du Stabat Mater, l'expérience semble assurément double ce soir dans cette mise en scène de Maëlle Dequiedt. Le spectacle divise en effet très nettement le public en deux catégories : plongeant une partie dans l'esprit du début de ce Stabat Mater, et l'autre partie dans l'esprit de sa fin.
Des spectateurs vivent ainsi visiblement (et audiblement) ce spectacle comme une souffrance, le Stabat mater dolorosa devenant un Sedet auditorium doloroso : public assis souffrant. Toute proportion gardée bien entendu... mais tout de même : ces spectateurs font ostensiblement remarquer leur souffrance, soupirant de plus en plus bruyamment, soufflant, pestant, froissant une énième fois le programme pour regarder une nouvelle fois la durée du spectacle et la comparer à l'heure sur leur montre ou téléphone, certains quittant finalement la salle, d'autres restant jusqu'aux saluts pour montrer leur ostensible refus d'applaudir.
L'autre partie des spectateurs, bien plus nombreuse, savoure au contraire ce spectacle, et certains semblent même au paradis. Toute proportion gardée bien entendu... mais tout de même : ils conservent un air béat tels les ravis de la crèche dans les scènes de la nativité, souriants, riants, suspendus au jeu des acteurs et des musiciens (visiblement emballés).
Ce résultat traduit pour le moins les expérimentations de ce spectacle, tout à fait dans l'esprit de cette Compagnie innovante qu'est La Tempête et dans la tradition de ce lieu, Les Bouffes du Nord (le laboratoire théâtral de Peter Brook). S'appuyant sur le fait que le "Stabat Mater" est une suite de variations en texte et en musique sur le thème de la crucifixion, ce spectacle le démonte et le remonte en petites pièces théâtrales et en séquences musicales. Les membres du Choeur La Tempête jouent également des instruments de musique (comme c'était le cas pour les membres du Chœur Les Cris de Paris dans Dafne l'année dernière dans la désormais maison associée des Bouffes du Nord qu'est l'Athénée).
L'esprit théâtre de tréteaux est ici même un théâtre de tribunes, sur lesquelles sont installés les interprètes comme en miroir du public assis en salle (scénographie d'Heidi Folliet). La piste au milieu du Théâtre devient d'autant plus centrale lorsque les interprètes s'y rendent, s'y donnent en spectacle après s'être costumés derrière les estrades. Toujours dans cet esprit d'allusions religieuses et en lien avec le thème du Stabat Mater, ils s'y "confessent" en quelque sorte, notamment les actrices (Emilie Incerti Formentini et Maud Pougeoise) qui incarnent chacune une mère tragiquement distanciée d'avec son fils (un fils disparu, ou éloigné, ou présent et pourtant émotionnellement infiniment distant). La proposition théâtrale assume d'étirer des scènes de genres connus (le tableau mère-fils rappelant forcément du Jean-Luc Lagarce / Xavier Dolan), et celles d'un genre indéterminé (les quatre comédiens épluchent l'intégralité d'un sac de pommes de terre, sans autre musique que le "tic tac" d'une clave et surtout le bruit repris par les microphones des économes sur les tubercules).
Les confessions sont également littérales, notamment dans le tableau représentant un conclave du Saint-Siège (allusion là encore avec le texte et la musique inspiratrice du spectacle, le Pape Clément XI ayant ordonné la fermeture des théâtres au début du XVIIIe siècle, une décennie avant la composition du Stabat Mater par Scarlatti). Mais ce conclave est surtout l'occasion d'une partie de rigolade : il est présenté comme un combat de coqs ou de cerfs (chacun utilise sa mitre en papier pour faire tomber celle des autres, et le dernier coiffé est sacré Pape).
Le Rubik's Cube théâtral s'emboîte avec le Rubik's Cube musical proposé par Simon-Pierre Bestion (qui signe les arrangements), décomposé-recomposé, en différents morceaux éparpillés façon puzzle mais aussi se reconstituant... dans d'autres styles : pour le plaisir d'entendre des thèmes et harmonies de Scarlatti version rock, musique brésilienne, free jazz (pendant que les artistes dansent, en transe)...
Dans cette brocante de timbres musicaux où chacun apporte sa couleur vocale et instrumentale avec généreuse candeur, les lignes se répondent, se tuilent, mais les voix ensemble manquent hélas dans les cadences finales, blanchies.
Les choristes de La Tempête ont sans doute hésité dans leurs parcours entre une carrière de chanteur ou d'instrumentistes professionnels, certains se remettent non sans une touchante candeur à un instrument appris il y a quelque temps, ou à un violon d'Ingres, tous mettent leur musicalité au service de leur jeu instrumental timbré.
La basse continue est ici électrique (guitare amplifiée), assurée par la soprano Annabelle Bayet. Son chant à l'inverse se soulève vers un aigu palatal un peu plafonné.
Guy-Loup Boisneau s'applique à la batterie pour donner la rythmique, mais il vibre surtout avec les cymbales. Son chant s'élève vers le haute-contre voire même des couleurs de contre-ténor.
Jean-Christophe Brizard semble avoir poussé l'investissement dans le spectacle jusqu'à laisser bien pousser ses cheveux et sa barbe, lui donnant des allures de Christ (jouant de l'accordéon et appuyant son timbre grave comme vers le tombeau).
Hélène Richaud joue du violoncelle et de son chant mezzo-soprano souple, doux, rond et chaud.
Lia Naviliat-Cuncic passe avec agilité de la flûte à sa voix de soprano qui ne l'est pas moins.
Myriam Jarmache se concentre sur un chant de mezzo au timbre suave et de claironnantes projections.
Matteo Pastorino chante à la clarinette et clarinette basse, tant son instrument convoque les timbres les plus variés, les univers classiques modernes et klezmers (voire le didjeridoo).
René Ramos-Premier passe du piano (l'instrument) au forte (la nuance), appuyant les touches graves de l'instrument ou pianotant dans l'aigu avant de se lever et de déployer la voix de loin la plus lyrique de tout le plateau, le baryton alliant puissance de soutien, vigueur de phrasé, tonicité de tenue, souffle et appui.
Abel Rohrbach joue du bugle et du tuba, ce second instrument inspirant sa voix qui se grossit dans les graves.
Plus encore que par sa voix de ténor, c'est à la scie musicale que Vivien Simon déploie une mélodie si envoûtante qu'elle est reprise par ses camarades.