Les troublantes Leçons de George Benjamin à la Philharmonie
Créé en en 2018 à Londres, Lessons in Love and Violence marque la troisième collaboration entre George Benjamin et le dramaturge Martin Crimp, après le succès de Written on Skin en 2012 et avant la récente création de Picture a Day Like This au Festival d'Aix à l’été 2023.
Puisant son inspiration dans l’Edouard II de Christopher Marlowe mais aussi dans les sources historiques de la pièce, le livret de Martin Crimp peint en 7 scènes d’une densité et d’une concision remarquables le déchirement et la chute commune de 4 personnages quasi-allégoriques. Le dramaturge resserre l’action, la coupe de toute référence historique pour en faire une fable sur les liens entre désir et pouvoir. Troubles leçons, dont il n’y a rien à apprendre si ce n’est suivre les revirements cycliques du désir, qui font et défont politiques et existences.
Le roi (Edouard II mais le livret lui enlève son nom et ne lui laisse que sa fonction), est un souverain fatigué du pouvoir qui dépense sans compter pour son amant, Gaveston, malgré l’état lamentable du royaume et les avertissements de son conseiller, Mortimer. La reine Isabelle, semblant s'accommoder de cette relation à trois, finit par rejoindre le camp de Mortimer et le nouveau couple s’unit pour assassiner l’amant. Le roi tombe alors dans la folie et meurt, assassiné par un Étranger qui a les traits de Gaveston. Le succès d’Isabelle et de Mortimer n’a qu’un temps : le couple initie le futur roi (encore enfant) à la violence avant que l’opéra ne se termine avec l’exécution de Mortimer par le nouveau souverain et la défaite d’Isabelle.
La musique de George Benjamin sert pleinement cette vision, conjuguant à la fois sobriété musicale et imagination instrumentale en 1h40 de tragédie. Le langage de George Benjamin hérite d’un autre Benjamin, Britten, un lyrisme toujours au service du texte : la musique suit une prosodie très naturelle (qui ralentit parfois pour des airs suspendus), attentive à ne pas couvrir les chanteurs, soutenant l’action avec un orchestre vivant et frémissant. Le compositeur crée un dialogue sombre entre les instruments les plus graves (clarinette basse, bassons, contrebasson, cuivres bouchés) et les cordes, soutenu par un jeu de percussions toujours expressif. L’auditeur retient entre autres des interludes impressionnants, où la tension accumulée vient résonner dans tout l’orchestre, ou bien cette Scène 6 avec la mort du roi en apesanteur musicale.
Ce soir, c’est une version sobrement mise en espace par Dan Ayling qui est donnée sur la scène de la Philharmonie, avec un canapé, une couronne et une chaise : quelques gestes suffisent à dessiner le lieu et le drame. Il faut dire que la plupart des chanteurs ont participé à la production d’origine, de Katie Mitchell, et possèdent déjà leur personnage.
C’est à l’évidence le cas de Stéphane Degout (créateur de son rôle) : son roi apparaît dans le contraste entre un instrument toujours aussi sombre et dense, à l’autorité assurée jusque dans l’aigu, et des regards d’enfant blessé, d’une tristesse nue et poignante.
Son amant, Gyula Orendt, est également baryton : un choix de tessiture intéressant de la part de Benjamin, qui compose pour le personnage une ligne de chant alternant entre mélodies planantes et éclats de violence. Très investi dans le texte, le chanteur déploie une ligne de chant droite, puissante et noire, qui blanchit parfois dans les moments les plus intenses.
Georgia Jarman a des allures de reine d’un conte de fées avec ses cheveux blonds plaqués sur le crâne et sa longue cape. Sa voix d’un métal froid aux aigus droits s’amplifie dans de longs crescendos, avec un medium discret mais bien centré qui apporte à son personnage une noble autorité traversée de moments de détresse.
Son amant est Toby Spence : le nez chaussé de lunettes, ce Mortimer a des allures de conseiller en communication plutôt inoffensif, ce qui rend d’autant plus troublante la cruauté qui émane du personnage. Le timbre est clair, légèrement instable par moments, mais robuste jusque dans l’aigu : le chanteur soigne les mots et apporte sa présence légèrement ironique à une incarnation très accomplie.
La silhouette fragile de James Way ainsi que sa voix, ronde et juvénile, avec des aigus très clairs, conviennent parfaitement à l’innocence du Jeune Roi : tout comme son chant très naturel, qui surprend d’autant plus quand le personnage se révèle à son tour capable de cruauté.
Enfin trois jeunes chanteurs forment en quelque sorte le chœur de la tragédie, apportant leurs qualités à chacun de leur personnage : pour Hannah Sawle (1er témoin/1ère chanteuse/1ère femme) avec le brillant d’aigus puissants, Emilie Renard (2e témoin/2e chanteuse/2e femme) dans la couleur sombre d’un timbre un peu mat et Andri Björn Róbertsson d’une voix noire sonore et d'un bel engagement dans la scène du Fou.
Visiblement enthousiasmées par la présence du compositeur à la baguette, les forces de l’Orchestre de Paris se donnent tout entières à la partition avec une grande homogénéité des timbres et des couleurs chatoyantes dans les différents solos. George Benjamin dirige tous les musiciens d’un geste sobre et précis, toujours attentif aux chanteurs. Un engagement collectif qui est chaleureusement salué par le public.