Une Bohème émouvante et sobre à Genève
Réunir un large public autour d'une œuvre du grand répertoire propre à faire l'unanimité n'a jamais paru aussi opportun. On y prête parfois une attention distraite : l'intrigue de La Bohème de Puccini commence un soir de réveillon. La lecture proposée par Matthias Hartmann se révèle empreinte d'un dépouillement presque cinématographique, rehaussé par les éclairages de Tamás Bányai. Au lever de rideau, au milieu d'un plateau quasi nu, Rodolfo, immobilisé par une poursuite lumineuse, apparaît bouche bée sous des flocons tombant des cintres. On y devine le dépouillement d'une mansarde peu étanche aux intempéries, sorte de condensation de la précarité bohème, autant que la solitude du poète et de l'amour, dans ses bonheurs comme ses désespoirs. La même image refermera la soirée après le dernier souffle de Mimi, à la manière d'une boucle.
Délimité par des panneaux gris métal, l'espace scénique dessiné par Raimund Orfeo Voigt suggère les lieux et les situations avec une économie d'accessoires aux confins du minimalisme et de l'illusion théâtrale – le poêle est ainsi amené depuis les coulisses par les protagonistes eux-mêmes – sans pour autant décourager un jeu d'acteurs polisson, à l'image de la séquence avec le propriétaire Benoît – assumé honnêtement par Wolfgang Barta – et son ensemble chorégraphique avec baguette obligée pour indice de la concupiscence adultère. L'efficacité visuelle n'est pas en reste : le duo d'amour du premier acte, dans la pénombre, voit les praticables former un horizon de lumières urbaines se rapprochant en même temps que les corps.
La Bohème par Matthias Hartmann (© GTG - Carole Parodi)
Ce sera, sur trois étages, le café Momus, au cœur du Quartier Latin, brillant de cotillons, au balcon duquel Musetta apparaîtra, avant que la Maîtrise du Conservatoire populaire de musique de Genève, préparée par Magali Dami et Fruzsina Szuromi, ne s'ébaudisse à la suite du Parpignol de José Pazos, puisé dans les chœurs, eux-mêmes conduits avec une précision constante par Alan Woodbridge. Le douanier, le sergent et le marchand (respectivement Aleksandar Chaveev, Dimitri Tikhonov et Jaime Caicompai, également membres des chœurs) participent de l'animation conclusive de ce deuxième acte qui ne s'abandonne pas excessivement au folklore. Ce jeu habile entre intérieur et extérieur se retrouve au troisième acte, tandis que Mimi, malade, glisse dans la neige et la toux, avant de retrouver la chambre des artistes fauchés et de la première rencontre, avec son matelas de fortune où la pauvre phtisique expirera.
Les deux distributions convoquées pour cette production mettent à l'honneur de jeunes solistes, qui, pour la plupart, font leurs débuts sur la scène genevoise. La seconde, que nous avons entendue, met à l'affiche en Mimi une ancienne pensionnaire de l'Atelier Lyrique de l'Opéra national de Paris. Ruzan Mantashyan affirme une fraîcheur évidente qui ne cherche pas à colorer inutilement la voix. Il s'en dégage une sincérité perceptible dès le « Mi chiamano Mimi », et si la retenue dans l'effet atténue quelque peu le relief de sa mort, celle-ci survient avec une discrétion émouvante. L'expérience s'entend dans le Rodolfo attachant de Sébastien Guèze, que le ténor français a déjà promené sur maintes scènes. On y reconnaît sa juvénilité palpitante d'impulsivité, jusque dans la ferveur sentimentale bouleversée, plus vériste que nature devant son amante éteinte.
Sébastien Guèze et Ruzan Mantashyan dans La Bohème (© GTG - Carole Parodi)
L'intégrité du personnage de Colline de Grigory Shkarupa recèle d'évidentes marges de maturation, quand Michel de Souza déploie d'intéressantes ressources pour un Schaunard vêtu par Tina Kloempken avec une extravagance de couleurs aux limites du transgenre – que le Siècle des Lumières n'aurait pourtant pas renié : autres temps, autres goûts. Aux côtés du Marcello de bonne tenue de Michael Adams, Mary Feminear, membre comme l'Alcindoro d'Alexander Milev de la Troupe de jeunes solistes en résidence au Grand Théâtre de Genève, incarne une Musetta coquette qui ne touche réellement que dans le dernier acte, face à son amie dans l'antichambre du trépas. Quant à la direction de Paolo Arrivabeni, elle éclaire l'inventivité d'une partition aux coloris mobiles et expressifs dont les pupitres de l'Orchestre de la Suisse Romande ne manquent pas de se faire le relais : une maîtrise de ce répertoire qui ne verse jamais dans la routine, au diapason de l'ensemble du spectacle.