La Flûte désenchantée et réenchantée à Vienne
La Flûte enchantée est un Singspiel, équivalent allemand de l'opéra comique qui mélange les parties chantées et jouées. Ces interventions parlées sont particulièrement convaincantes dans ce temple de la langue autrichienne qu'est le Staatsoper de Vienne. Avant même de voir Mozart joué dans sa patrie, le spectateur admire ce Théâtre d'État de Vienne. Sur les cinq étages pourpres qu'il compte, les trois premiers sont des loges, telles des alvéoles de ruches. Ces théâtres miniatures sont encore encadrés des rideaux qui permettaient aux nobles locataires de privatiser ces temples confidentiels. De part et d'autre de la scène, les loges impériales se révèlent dignes de leur nom, hautes de deux étages et couronnées par d'imposants chandeliers. Ces chandeliers répondent au plafonnier massif de la grande coupole. Circulaire et vide en son milieu, il renforce la rotondité générale de la salle. Dans ce théâtre couleur crème, la lumière réverbérant sur le cristal se reflète sur les dorures dessinant des lauriers, harpes ainsi que des formes rectangulaires rappelant les aplats de Klimt que l'on peut admirer dans les musées de la ville.
Le plateau de cette Flûte enchantée mise en scène par Patrice Caurier et Moshe Leiser est entièrement nu avec les cordes de machinerie visibles. Le fond de scène semble être un panneau de bois usé avec quelques formes géométriques creusées. Seul un grand rideau blanc vient parfois fermer l'avant-scène en un boudoir. Tout au long de l'histoire merveilleuse, la scène reste une épure absolue, ce qui invite les spectateurs à remettre en question tous les enchantements dont parlent les interprètes (ne sont-ils pas en train d'halluciner tous ces endroits féeriques dont ils parlent ?) Le plateau nu invite également à chercher la magie davantage dans les voix, les quelques accessoires noyés de lumière blanche (aux formes symboliques : pyramides, sphères, lunes), ainsi que des animaux imposants qui franchissent le plateau : deux autruches, un gorille qui frappe le sol de dépit de voir Tamino pleurer Pamina, un rhinocéros, un immense dragon, ou encore un ours blanc et un ours brun qui se câlinent puis tendent l'oreille pour essayer d'entendre des signes de Pamina (le tout amusant franchement le public). La flûte, visiblement enchantée, flotte parfaitement à l'horizontale dans les airs à travers le plateau.
L'orchestre viennois frémit, distillant des accents subits et saisissants au milieu des phrases en suivant les coups de fouet de la baguette et les grands coups de tête du chef Adam Fischer. Parfaitement en place jusque dans ses accélérations folles, l'orchestre assure l'avancée du tempo et des nuances tranchées, invitant les chanteurs à suivre la cadence et à percer la fosse dans les fortissimos subitos. Les instrumentistes offrent une grande beauté de timbres : cuivres adoucis, flûtes droites et pures. Cordes et vents sont d'une grande ampleur, sans abuser du vibrato. De lointaines fanfares de cuivres rayonnants viennent du fin fond de la coulisse.
Georg Nigl et Olga Bezsmertna dans la Flûte enchantée (© Wiener Staatsoper / Michael Pöhn)
Olga Bezsmertna est une merveilleuse Pamina. Tout en douceur, elle inonde aisément la salle d'un son chaleureux et couvre l'orchestre sans l'ombre d'un effort. Très agile dans les vocalises, elle donne du corps dans ses broderies ancrées. Son air Ach, ich fühl's, es ist verschwunden, Ewig hin der Liebe Glück ! ("Ah, je le sens disparu, le bonheur de l'Amour") est d'une insondable tristesse. Chaque phrase pénètre les oreilles et le cœur avec une note pianissimo, fine mais assurée, avant d'exploser dans une ampleur rayonnante. Ses suraigus s'envolent jusqu'à la coupole, en restant bien ancrés au parterre. Les sons adoucis dans lesquels elle finit ses airs sont souvent appelés mezza vocce, mais il ne s'agit pas ici de "mi-voix", il faudrait parler de dixième de voix (en volume mais de voix pleine en intensité). Le public suspendu à ses lèvres ne manque pas un seul de ses décibels et l'applaudit chaleureusement à la fin de ses airs.
Tamino est le ténor Joseph Dennis, au registre lyrique mais au volume léger. Le son est très appuyé sur la gorge, couvert dès le médium. Son vibrato est à la fois très ample et très rapide.
Joseph Dennis dans La Flûte enchantée (© Wiener Staatsoper / Michael Pöhn)
Georg Nigl apparaît en oiseleur Papageno avec une colombe mécanique qui n'en finira plus de battre des ailes avant qu'une vraie colombe, admirablement dressée, ne vienne la rejoindre en se posant sur la grande cage qu'il promène. Sa voix est fort résonnante et vibrante dans les graves qui contrastent avec les douces colombes qu'il vend. Même lorsque la Reine de la nuit lui jette un maléfice qui lui cloue le bec, il fait entendre son timbre puissant dans tout le théâtre.
Le chant d'Albina Shagimuratova en Reine de la nuit est investi, avec tant de souffle qu'elle peut s'appesantir sur les syllabes dans des effets mélancoliques. Tout au long de son premier air O zittre nicht, mein lieber Sohn ! ("Oh ne tremble pas, mon cher fils"), la voix est généreuse en volume, rapidité du vibrato et résonances aiguës. Il ne semble lui manquer que ses deux notes graves et le suraigu de sifflet, mais ce premier air n'est qu'un échauffement. En effet, elle atteint chacune des notes suraiguës de son célébrissime air de bravoure Der Hölle Rache kocht in meinem Herzen ("La vengeance de l'enfer bouillonne dans mon cœur"), un air déchaîné par l'orchestre à plein volume et à toute vitesse.
Joseph Dennis et Albina Shagimuratova dans la Flûte enchantée (© Wiener Staatsoper / Michael Pöhn)
Sarastro campé par Sorin Coliban impressionne par le cadavre de biche qu'il jette en arrivant sur scène ainsi que par l'ampleur de sa voix, sonore et réverbérante, à l'exception du grave qu'il étouffe en écarquillant des yeux. Son vibrato, d'une immense amplitude qui semble balayer plusieurs tons, se fait davantage remarquer que sa voix.
Les trois dames d´honneur de la Reine de la Nuit jouent et chantent en harmonie, leurs voix offrant des vibratos dans les graves et des lancers dans les aigus complémentaires entre elles. Le chœur chante avec pompe la Gloire de Sarastro, se mouvant d'avant en arrière au rythme des timbales guerrières.
Comme Don Giovanni, Tamino et Pamina disparaissent dans un enfer rouge fumant, mais sans fracas, en jouant de la flûte tandis que la trappe de scène ascenseur les descend doucement. Toutefois, ils en ressortent bien vite pour pénétrer dans un paradis bleu, derrière les portes du fond de scène qui s'ouvrent enfin, un instant seulement. Papageno se réjouit de trouver sa Papagena, auparavant vieux pigeon déplumé devenue aussi jaune canari que lui. Sa crête s'en dresse de plaisir lorsqu'il tire sur des ficelles. Ainsi, le chœur conclut-il l'opéra dans un épilogue, bien articulé ensemble et généreux en matière sonore.
Les applaudissements saluent l'ensemble des artistes, culminant par ordre croissant pour Pamina, la Reine, le chef et le préféré des petits et des grands : Papageno. Hélas, alors que les lumières se rallument à l'issue du tout premier salut, force est de constater que les trois quarts de la salle se sont déjà vidés. Ces spectateurs sont partis, pressés de rejoindre les vestiaires (obligatoires dans cet opéra de Vienne). Le public restant, accordant davantage d'importance à remercier les artistes qu'à récupérer leurs manteaux avant les autres, voit, à travers le rideau blanc d'avant-scène, les pieds des chanteurs qui attendent au moins un rappel, puis les talons qui se retournent, dépités. Heureusement, l'envie et l'énergie admirables d'une poignée d'auditeurs disséminés dans le théâtre, entrainent un rappel coordonné qui permet aux chanteurs de collecter, en avant-scène, les derniers fruits d'une juste reconnaissance.