337 ans de réflexion, L’Affaire Makropoulos à Bastille
10 ans après sa dernière reprise, la mise en scène signée Krzysztof Warlikowski de l’opéra de Janáček revient à Bastille, où elle avait été présentée pour la première fois en 2007, marquant l’entrée de l'œuvre au répertoire de l’Opéra de Paris. Le metteur en scène transpose l’action dans le monde du cinéma des années 1960, ce que révèle d’emblée le film en noir et blanc qui défile pendant l’Ouverture. Le visage de Marilyn Monroe y apparaît, riante, en larmes, tour à tour s’affichant ou se dissimulant, intercalé avec des images du vieux film King Kong. Comme Elina Makropoulos traverse le temps (337 années exactement) s’appelant tour à tour Emilia Marty, Eugenia Montez ou Ellian MacGregor (toujours les mêmes initiales), l’héroïne vue par Warlikowski est un palimpseste de visages : celui de Marilyn bien sûr mais aussi celui de Gloria Swanson alias Norma Desmond, la star du muet en pleine décrépitude dans Boulevard du Crépuscule. Le monde du cinéma et de la célébrité, qui dévore les vies et fige les visages en images, devient une métaphore du temps qui passe et en même temps ne s’efface pas. Un monde dans lequel Elina Makropoulos porte son regard fatigué et désabusé, prenant les traits d’une Marilyn défaite, déjà hors de la vie réelle et bientôt hors de la vie tout court.
En superposant les visages d’Elina Makropoulos et ceux des stars du cinéma américain, Krzysztof Warlikowski réorganise l’opéra de Janáček autour la question de ce qu’est une icône. Elina est ainsi entourée d’hommes qui l’ont façonnée (c’est son père qui a testé sur elle l’élixir de longévité) ou qui la désirent, des hommes dont elle cherche le regard tout en se moquant d’eux, n’attendant (presque) plus rien de l’amour y compris physique. Le personnage de Krista, la seule autre figure féminine de l’opéra, devient dans cette vision une starlette potentielle, qui rejoue à la fin de l’opéra la scène de Sept Ans de réflexion où sa jupe est soulevée par le vent, sans obtenir la recette qui donne l’immortalité puisqu'Elina l’emporte avec elle dans la mort.
La scénographie de Małgorzata Szczęśniak place d’abord la scène dans un grand bureau d’entreprise, puis dans une sorte de cinéma fantasmé avec ses salles de bains transparentes (où le privé se montre), avant que le dernier acte présente une villa américaine, dans la piscine de laquelle finira par descendre Elina Makropoulos. La figure monstrueuse d’un immense King Kong revient également au fond de la scène : figure de la mort avec ses yeux rouges qui attend peut-être de dévorer Elina Makropoulos ou bien image de la monstruosité d’Elina, devenue elle aussi presque mécanique et grotesque dans son rapport aux hommes et à la séduction… Ce visage de gorille reste comme une énigme, comme Elina Makropoulos elle-même qui nous regarde depuis son monde, en dehors du temps.
Du côté des chanteurs, la distribution est dominée par Karita Mattila : la voix et la longue carrière de la soprano racontent aussi cette histoire de temps qui passe et de jeunesse conservée. L’instrument a gardé son impact dans l’aigu et, grâce à un engagement physique impressionnant, le timbre conserve sa rondeur un peu voilée avec une autorité tranchante qui lui permet de traverser l’orchestre. Cette autorité se perd un peu toutefois dans un medium brumeux où l’articulation se fait moins claire. La chanteuse est néanmoins totalement investie sur scène, presque en transe, dessinant un personnage tourmenté, en accord avec la mise en scène, à la fois titubant et toujours en mouvement. Cette incarnation impressionnante, notamment dans sa tirade finale, vaut à l'artiste de chaleureux applaudissements.
À côté d’Elina Makropoulos, pivot dramatique et musical du drame, les autres personnages ont moins à chanter mais ne sont pas épargnés par l’intensité de la partition. Pavel Černoch affronte ainsi avec bravoure la tessiture délicate d’Albert Gregor, à la fois tendue entre l’aigu et le grave mais sans grand moment pour briller. Son timbre chaleureux et sûr apporte du lyrisme au personnage et une musicalité certaine qui n’empêche pas une projection franche, incarnant avec aisance cet amoureux transi et en même temps lointain descendant d’Elina Makropoulos.
Cyrille Dubois se donne généreusement dans le court rôle de Janek, affrontant la tessiture (et la langue tchèque) sans difficultés apparentes, dessinant avec ce timbre un peu serré qui le caractérise un jeune homme un peu benêt, béat de fascination pour Emilia Marty (ce qui le mène à sa perte).
En Jaroslav Prus, Johan Reuter fait valoir une voix de baryton-basse sûre et bien conduite, à la fois sombre dans sa couleur mais sans jamais être charbonneuse ou engorgée, une autorité avec laquelle il incarne un personnage inquiétant, qui marchande sans vergogne une nuit avec la Star avant de pleurer son fils mort d’avoir aimé Emilia Marty. L’autre voix grave de la distribution, Károly Szemerédy, en Maître Kolenaty (avocat tentant de faire la lumière sur l’affaire), fait également valoir une projection généreuse avec un timbre sombre et flatteur.
Nicholas Jones (Vitek) fait ce soir ses débuts à l’Opéra de Paris et dans la nouvelle troupe maison qu’il intègre. C’est à lui que revient la tâche délicate d’ouvrir l’opéra comme assistant de l’avocat Koletany, et si le jeu est un peu timide en ce soir de première, la voix, à la fois souple et bien posée, montre un grand naturel, avec un timbre clair qui donne envie d’en entendre davantage.
Également membre de la troupe, Ilanah Lobel-Torres est Krista, jeune cantatrice impressionnée par la star Makropoulos. La chanteuse déploie elle aussi des qualités prometteuses, avec un instrument bien timbré, un peu corsé par moments, dont le haut medium résonne facilement dans la Bastille.
Peter Bronder dans le petit rôle atypique de Hauk-Sendorf, ancien amant un peu benêt d’Elina, a de l’autorité à revendre, avec une voix de ténor claire mais sur lequel le temps a lui aussi passé, comme le fait entendre un vibrato un peu fort.
Enfin, Susanna Mälkki dirige solistes, orchestre et chœur (pour une courte intervention finale) avec maîtrise et puissance, faisant ressortir les couleurs des pupitres mais osant peu descendre jusqu’au piano. Il faut dire que l’orchestration de Janáček est généreuse, mettant en avant le brillant des cordes et des cuivres. La direction est donc elle aussi remarquée par un public un peu clairsemé en ce soir de première, mais qui applaudit avec enthousiasme y compris l’équipe de mise en scène.