Marseille l’exploratrice, à la découverte de L’Africaine
Comme Vasco de Gama, l’Opéra de Marseille explore avec un volontarisme qui l’honore des contrées difficiles d’accès. Des expéditions ont ainsi déjà été menée dans le répertoire du Grand Opéra, avec Les Huguenots la saison dernière mais aussi Guillaume Tell la précédente. La découverte de cette Africaine de Meyerbeer était initialement prévue encore avant, mais avait dû être reportée à cause du Covid. Comme pour Vasco de Gama, ce voyage ne se fait pas sans mal : en ce soir de première, le remplissage rappelle justement les restrictions sanitaires et leurs jauges réduites. Pourtant, l’œuvre de Meyerbeer est extrêmement rarement donnée, ce qui devrait attiser la curiosité, d’autant qu’elle recèle de trésors musicaux, d’autant plus concentrés ici que la version est réduite d’une bonne heure (l'acte III et son ballet sont notamment largement amputés). Les airs, les chœurs et les ensembles restent en tête bien après le spectacle, qui ne souffre d’aucun moment faible. De fait, le livret de Scribe est bien construit et varié dans ses arcs narratifs, avec des personnages d'une certaine épaisseur.
Charles Roubaud livre une lecture épurée de l’œuvre. Un cadre imposant sert d’unique décor (signé Emmanuelle Favre) : vertical, il plante la salle du conseil à l’acte I ; horizontal, il représente les coursives du vaisseau de l’acte III ; dans les trois autres actes, il plane, menaçant au-dessus des têtes, représentant une prison, un temple, un palais ou un promontoire rocheux au gré des projections vidéos (de Camille Lebourges) et des lumières (de Jacques Rouveyrollis). Une discrète transposition est opérée par les costumes (de Katia Duflot) qui rappellent les colons occidentaux du XIXème et de la première moitié du XXème siècle.
Nader Abbassi dirige l’Orchestre de l’Opéra de Marseille d’une gestique large et élastique. Les univers, les caractères, les ambiances et les évènements sont bien construits, par une large palette de couleurs : dès l’ouverture, la phalange montre sa connaissance de ce répertoire qu’elle fréquente de manière assidue. La finesse des traits du violon qui accompagne Selika enchante, tandis que les cuivres, très sollicités, se montrent globalement brillants malgré quelques couacs. Le Chœur a un moment d’égarement à l’acte IV que le chef parvient à vite rétablir. Il prend autrement toute sa place dans cette partition imposante. Les basses du Conseil de l’acte I ressortent par leur richesse, leur puissance et leur subtilité.
Selika, le rôle-titre (en fait plus Indienne qu’Africaine puisque Reine en "Indoustan"), est interprétée par Karine Deshayes avec la subtilité qu’apporte sa voix flexible capable de gazouiller à l’acte II, son timbre vermeille et son vibrato léger. Mais son instrument peut aussi s’élargir pour affronter les déchainements orchestraux. Son registre aigu reste ferme, et elle descend dans des graves de poitrine qui gardent une teinte lumineuse. Si son personnage espère l’oubli de ses maux, l’interprète doit parfois gérer celui de ses mots, ce qu’elle fait à l’expérience. Le final, chanté à mi-voix, émeut particulièrement.
Le rebelle Vasco de Gama est campé avec fougue et conviction par un Florian Laconi solide et conquérant, dont la voix ressort des chœurs tempétueux. Son timbre hâlé affronte les difficultés du rôle avec assurance, moyennant quelques très légers décrochages sur la fin.
En Nelusko, Jérôme Boutillier brûle les planches (au point de couler le bateau de ses ennemis) par son interprétation théâtrale investie qui s’entend dans son chant aux reliefs captivants, y compris dans la menace de ses "r" roulés. Il parvient d’ailleurs à rendre touchant un personnage pourtant rugueux. Sa voix ductile offre une matière riche lorsqu’il la couvre, ce que la fatigue semble l’empêcher de faire de manière constante.
Hélène Carpentier apporte à Ines une ingénuité juvénile par ses moues et ses postures donnant au personnage une certaine naïveté. Sa voix, au contraire, est plus mûre. Longue et froide, parfois au bord de la stridence sans jamais y tomber, avec un vibrato prégnant, elle a déjà un instrument de tragédienne. Ses lignes sont construites avec musicalité, s’accordant à la sensibilité de cette femme au destin sacrificiel.
L’une des difficultés de l’œuvre est qu’elle requiert quatre voix de basse (ou de baryton-basse). Patrick Bolleire semble épanoui en Don Pedro. Meyerbeer lui confie certaines de ses plus belles pages et il les sert d’une voix d’ébène, large et très ouverte. François Lis montre en Don Diego qu’il a atteint une certaine maturité. Il incarne désormais des pères ou des gouvernants avec l’autorité d’une voix puissante et posée, tempétueuse et rêche, depuis la profondeur des graves jusqu’à de beaux aigus. Jean-Vincent Blot se fait logiquement cérémonieux en Grand Inquisiteur, avec sa voix condensée, anguleuse et charbonneuse, à l’image de son costume. Enfin, Cyril Rovery interprète le Grand Prêtre de Brahma, sa puissance compensant un manque de soutien et de précision rythmique.
Christophe Berry est un solide Don Alvar, avec sa voix ferme et bien émise et son timbre de ténor ténébreux. Laurence Janot chante Anna d’une voix chaude et ronde. Wilfried Tissot (Un Matelot, Un Prêtre, Un Huissier) et Jean-Pierre Revest (Un Matelot) complètent la distribution de leurs voix claironnantes.
Le public accueille l’ensemble des artistes (y compris l’équipe de mise en scène) avec toute la chaleur que permet son nombre. Gageons que certains spectateurs attendaient que le spectacle se rode (des surtitres capricieux, et une levée de rideau de fond scène intempestive ayant émaillé cette représentation).