Simon Boccanegra de la Wallonie à Philadelphie
La création contemporaine a du bon et elle est fort bien reçue à Philadelphie, mais le public semble également bien heureux de retrouver Verdi, dans une version mettant à l'honneur l'artisanat des planches lyriques (dont Liège est un épicentre comme nous vous en rendons compte toute la saison durant). Cette production créée en 2022 à Liège par Laurence Dale (notre compte-rendu) transporte dans une Venise mêlant références à la première Renaissance (l’action se passe au milieu du XIVe siècle à Gênes) et décors représentant des monuments évoquant l'architecture de l'ère fasciste -soulignant les enjeux politiques au cœur de cette histoire dans une forme de mise en garde transhistorique- évoquant pour Palais des Doges l'intérieur de la gare de Milano Centrale (ou, pour le public local, de celle de Philadelphie).
Les décors modulables de Gary McCann exigent un ballet compliqué de techniciens sur scène, mais jouant sur les transparences et offrant la vue de la mer à l’arrière-plan, ils soulignent le cadre et la profondeur de cette intrigue. Les costumes de Fernand Ruiz reprennent ici ces mêmes dimensions hybrides, avec des tenues modernes pour les hommes du chœur, agrémentées de motifs rappelant la Venise du XIVe siècle, mais la majorité des rôles solistes (avec une exception pour Paolo) a des costumes historiques (évoquant du moins la Renaissance, sans style particulier).
Corrado Rovaris dirige avec une très grande finesse, et l'auditeur se surprend plusieurs fois à s'avancer sur son siège et tendre l’oreille vers la fosse pour en savourer les nuances. Chacune des parties instrumentales est amenée avec délicatesse et assurance, les parties solistes (notamment chez les cordes et les bois) s'exprimant particulièrement, en dialogue avec la scène (l'équilibre n'est rompu que par quelques difficultés techniques aux trompettes).
Le rôle-titre est incarné par Quinn Kelsey, au baryton toujours aussi voluptueux. Ses phrasés sont particulièrement mélodieux mais c'est par sa puissance qu'il se fait remarquer dès son entrée en scène. Quelques envolées perdent toutefois en matière et quelques accents très marqués s'éloignent de la musique Verdienne pour souligner une théâtralité.
Les deux génois qui l'accompagnent tirent au mieux parti de leurs parties. En Paolo Albiani, le baryton Benjamin Taylor allie tenue et prestance au service d'une présence efficace. Sa voix relativement effilée et claire se réchauffe dans les graves sur quelques résonances nasales.
Cory McGee, en Pietro, est plus discret. Le baryton-basse joue sur sa voix caverneuse et sa puissance, qu’il nuance avec des aigus plus clairs et chauds, dans un mélange très intéressant pour les ensembles.
Longtemps applaudi par le public, Christian van Horn rentre dans la peau d'un sombre Jacopo Fiesco, avec une évidence nourrie par sa grande technique : il remplit l’espace acoustique de l’Académie de musique, bâtissant son timbre sur des graves caverneux alliés à des résonances de tête et un placement nasalisé, mais toujours en finesse. Chacune de ses interventions est ainsi particulièrement équilibrée, dans la richesse.
Le couple amoureux de l’opéra est interprété par Richard Trey Smagur et Jennifer Rowley, en Gabriele Adorno et Maria Boccanegra/Amelia Grimaldi. Le ténor est vocalement efficace mais très discret dans sa présence scénique au début de l’opéra (il prend confiance vers la fin). Son goût vocal pour une certaine douceur donne au personnage de Gabriele Adorno une saveur particulière. Sa voix allie chaleur naturelle du médium et vibrato vers les aigus enlevés.
Ana Maria Martinez est remplacée (avec une seule journée de répétition) par Jennifer Rowley, ce qui peut expliquer une certaine timidité initiale. La soprano cherche d'abord ses assises techniques, retenant et contenant sa voix dans une application qui dénote hélas avec le reste du plateau vocal. Son vibrato fin s'installe toutefois, au service de la délicatesse du timbre, qui prend quelque couleur.
Robin Bier assume le rôle de la servante d’Amelia, avec un ton relativement chaleureux mais qui manque un peu de puissance, et fait donc une impression trop fugace sur le plan vocal.
Le capitaine est interprété par Toffer Mihalka, ténor au timbre solaire mais manquant de puissance et d'étoffe dans les aigus. Lui aussi sait toutefois marquer sa présence sur scène.
Le chœur vient lui aussi unifier par la richesse la diversité des voix, grâce à une grande qualité de diction notamment. Les basses donnent un grand détaché aux textes tandis que les ténors sculptent leurs résonances. Les sopranos montrent un timbre très clair, qui s’harmonise élégamment avec les rondeurs des voix des altos.
Ravi de cette production vivante et visuelle, le public applaudit longuement les artistes et ce spectacle, avant de sortir, enthousiaste et déjà impatient de la prochaine édition du Festival.