Lohengrin sous le cygne de la folie à Bastille
Le choix de Kirill Serebrennikov est ici à la fois radical et complexe : tout le drame est concentré autour du personnage d’Elsa, qui, traumatisée par la mort de son frère à la guerre, sombre dans la folie. Lohengrin n’est plus de ce fait que le fruit de sa démence, sorte de totem imaginaire protecteur de ses angoisses, tandis que Telramund et Ortrud deviennent les directeurs de la clinique psychiatrique qui accueille les soldats traumatisés et blessés au combat (distorsions devenues fréquentes sur les scènes lyriques, entraînant visiblement un sentiment de lassitude ou de vives réactions parmi le public).
Si le procédé est audacieux, il ne fonctionne que de manière aléatoire par rapport au livret, notamment au IIIe acte où Lohengrin, puisqu’il est issu de l’imagination malade d’Elsa, ne peut plus matériellement tuer Telramund.
Visuellement, la production offre des images saisissantes et élaborées, grâce aux décors ambitieux d’Olga Pavluk, comme ce découpage systématique du plateau en plusieurs scènes parallèles aux Ier et IIe actes, traduisant l’univers mental fragmenté de la Duchesse du Brabant (Elsa), ou bien le bureau de Telramund et d’Ortrud en version cabinet freudien renversé, sublimés par les éclairages sophistiqués de Franck Evin.
Le plus marquant reste ce IIIe acte plongé dans une sorte de hangar aux lumières blafardes ravagé par les combats où les cadavres amenés dans des sacs mortuaires s’entassent tandis que les vidéos réalisées par Alan Mandelshtam, sorte d’introspection traumatique avec superposition d’images de guerre et de désolation en noir et blanc, achèvent de donner à cette production une allure de manifeste pacifiste post-moderne.
Alexander Soddy, déjà fort apprécié la saison passée dans la fosse de Garnier pour Peter Grimes, renouvelle ici sa maîtrise solide des grands ensembles et des scènes grandioses, dans cette succession de convocations populaires et solennelles qui forge la partition. Il donne à l’Orchestre de l’Opéra national de Paris une envergure hiératique, faisant briller les cuivres et survolter les cordes dans les grands échafaudages orchestraux aboutissant toujours à des points d’orgue fiévreux et éclatants, pour diminuer en des decrescendi fulgurants et ne laisser qu’un long frémissement symphonique succéder à ces montées très denses. Il ne réussit toutefois pas à éviter quelques petits décalages avec le chœur.
Cette phalange chorale préparée par Ching-Lien Wu s’impose comme personnage central. La masse compacte et envahissante accomplit ici avec fougue et emphase ses rôles successifs de peuple apitoyé, de foule ultra-nationaliste et belliqueuse, ou d’assemblée émerveillée par la grâce de sa Duchesse.
Isabelle Escalier, Joumana El-Amiouni, Caroline Bibas et Yasuko Arita défendent les brèves interventions des quatre Pages avec grâce et sobriété, tandis que Bernard Arrieta, Chae Hoon Baek, Julien Joguet et John Bernard incarnent les quatre Nobles du Brabant avec fougue, virilité et impact.
Shenyang campe un Héraut du Roi très affirmé, à la projection assurée et large.
Kwangchul Youn emporte l’adhésion par sa prestance, la rondeur de son bas-médium, la gravité du ton et la majesté de ses phrasés, tant le rôle d’Henri l’Oiseleur lui est familier désormais.
Wolfgang Koch, malgré un timbre un peu mat et quelques aigus légèrement sourds, donne une réelle véhémence à son Friedrich von Telramund, avec quelques effets de raucité et de Sprechgesang (chanté-parlé) bienvenus pour souligner la noirceur du personnage.
Nina Stemme, annoncée souffrante, semble au contraire au sommet de sa forme pour délivrer des imprécations de haute volée, dessinant ainsi une Ortrud imposante, dotée d’un focus surpuissant et d'un vibrato très sain.
Sinead Campbell-Wallace, pour ses débuts à l’Opéra de Paris, semble un peu fragilisée par l’exubérance scénique précédant sa première intervention, si bien qu’elle s’exécute en demi-teinte avec une légère tension. Enhardie au IIe acte, elle finit par laisser s’épancher son soprano métallique et rond avec volubilité par la suite, ponctuant même le grand duo final de montées très maîtrisées et puissantes, jusqu’à des grands aigus bien couverts et percutants.
Piotr Beczala déploie quant à lui avec une facilité constante son timbre solaire et onctueux de ténor lyrique tout le long du rôle-titre (pourtant écrasant), se déjouant des moments les plus dramatiques en assouplissant sa ligne et en canalisant les aigus meurtriers sans qu’aucune fatigue ne soit perceptible, jusqu’au “In Fernem Land” final panaché de messa di voce (conduite de voix) à la technicité sans faille.
Au rideau final, le chœur, les solistes et le chef reçoivent une acclamation marquée et durable, tandis que des huées visant la mise en scène viennent lacérer les saluts des figurants.