Oppenheimer à l'Opéra, Doctor Atomic à Brême
Oppe(r)nheimer
Bien avant les records au box-office du blockbuster de Christopher Nolan sorti cette année, Oppenheimer, “le père de la bombe atomique” était déjà immortalisé dans une création artistique : l'opéra Doctor Atomic composé par John Adams (livret de Peter Sellars) créé en 2005 à l’Opéra de San Francisco. Cet opéra vient à son tour entrer au répertoire du Théâtre de Brême, en ouverture de sa saison.
Figure faustienne qui a vendu son âme au diable (idée à l'origine de cet opéra) ou figure d’un Prométhée moderne qui donna le feu aux Hommes (comme le présente le film), Robert Oppenheimer est avant tout un Docteur et même plusieurs : “Doctor Atomic” (tel qu’il fut surnommé), mais aussi un Docteur Frankenstein (dont la création a dépassé son créateur), et même un Docteur Folamour (“qui a appris à ne plus s’en faire et à aimer la bombe” comme dans le film de Stanley Kubrick), ou même le Docteur Faustus (dans cet opéra, le personnage de Robert R. Wilson compare le site de Trinity -nom de code du premier essai de bombe atomique- avec la “Montagne magique” de Thomas Mann).
Explosion, de l’IA
Le metteur en scène Frank Hilbrich, se demandant quelle est l'invention humaine contemporaine qui menace elle aussi de devenir incontrôlable et de détruire l’humanité, il y apporte pour réponse : l’intelligence artificielle. De fait, les personnages historiques repris par Sellars, ont ici l’allure, les mouvements, les tenues et maquillages d'androïdes : leur apparence rappelant celle de films d’animation japonais, a même été conçue par des logiciels d’Intelligence Artificielle.
Sur la scène, plateau en terre rocheuse, un espace vitré qui peut s’enfouir comme un bunker abrite un salon fumoir où les débats s'animent (tandis qu’une toile transparente sert de support aux projections vidéo faisant défiler un montage chronologique de plusieurs millénaires de notre civilisation). Le compte à rebours jusqu’à l’explosion de la première bombe atomique est particulièrement fort visuellement, aboutissant sur une lumière aveuglante qui inonde le théâtre dans un silence suspendu.
Malgré quelques difficultés techniques au début de la soirée avec son micro (les chanteurs sont amplifiés), la voix de Michał Partyka dans le rôle d’Oppenheimer (ou “Oppie” dans le livret) retrouve rapidement son éclat et sa projection, même derrière cet espace vitré. Il incarne de manière troublante ce personnage comme à moitié sorti d’un jeu vidéo, avec ses mouvements au ralenti rendus par un alliage de patience et de précision. Sa voix est solidement étoffée, charnue dans les graves mais légèrement crispée dans les cimes, quoique sans obstacles majeurs. Son anglais est net et savamment articulé, avec une émission tendre et ronde, surtout en voix de tête.
Son épouse Kitty (Nadine Lehner) se démarque par une grande voix robuste, à la puissante résonance de poitrine. Son instrument est bien posé et nourri, avec beaucoup de souplesse et de justesse, ce qui se manifeste aussi et même pleinement dans les suraigus. L’expression est lyrique, l’intonation en place et le timbre radieux.
Le baryton coréen Elias Gyungseok Han incarne le général Leslie Groves, le directeur du projet Manhattan. Sa grande voix vigoureuse sied à l’autorité militaire de son caractère, avec un anglais sonore et une projection immense. Son jeu d’homme sévère et menaçant est convaincu et remarqué.
Edward Teller, le père de la bombe à hydrogène, est campé par la basse japonaise Hidenori Inoue. Son assise est bien étoffée et résonnante, le medium solidement projeté sur un phrasé net, quoique manquant de finesses. La prosodie s’avère toutefois claire, impeccable, même si l’émission se tend dans les sommets de la tessiture.
Son collègue Robert Wilson (aucun lien avec son célèbre homonyme metteur en scène), l’un des esprits critiques alertant sur la postérité de la bombe, est ici porté par les soins d’Oliver Sewell, ténor néo-zélandais au timbre irradiant et chaleureux. Sa prononciation est assez sonore et bien articulée, avec une émission lisse qui s’épanouit dans le deuxième acte, notamment sur un air jazzy aux aigus stables et un phrasé satiné.
Christoph Heinrich incarne le météorologue Jack Hubbard, en conflit avec le général Groves. La voix est sombre et grave, quelque peu vibrée mais précise dans l’intonation et le rythme. Le médecin et Captain James Nolan (autre coïncidence patronymique mais sans lien de parenté évident avec le réalisateur d’Oppenheimer) est chanté par Wolfgang von Borries. Sa ligne est lumineuse mais excessivement vibrée et instable, poussée dans les sommets.
Deuxième personnage féminin, la contralto Constanze Jader met ses graves nourris au service de Pasqualita, la nounou du couple Oppenheimer issue du peuple indigène et qui a énormément souffert à cause de cet essai nucléaire. Elle entonne sa berceuse Tewa tout au long de la soirée avec beaucoup de délicatesse, maternelle, tandis que son jeu traduit sa désolation : son bébé se transforme même en cendres (cette chanson fut d'ailleurs mise en musique par Kaija Saariaho, et interprétée par Gerald Finley, le créateur du rôle lyrique d'Oppenheimer).
Le Chœur du Théâtre de Brême ouvre le spectacle depuis le deuxième balcon. La projection sonore venant de l’arrière du théâtre n'est pas idéale, voire étouffée. La prononciation est imperceptible et le chant manque de conviction, mais l'équilibre sonore est restauré par la suite lorsque les choristes montent sur scène (en costumes beiges, uniformisés, avec une énergie vocale qui explose dans un grand retentissement de masse sonore). En revanche, les sections séparées manquent d'étoffe, quoique la partie féminine offre quelques passages pétris de tendresse et de justesse angélique.
L'Orchestre Philharmonique de Brême est placé en coulisses, derrière un mur qui s’ouvre sur une toile (diffusant les images vidéo). Cette toile enlevée ensuite dévoile l'orchestre, donnant l’impression d’une sorte d’opéra mis en espace, avec orchestre au plateau comme dans une version de concert. Stefan Klingele dirige avec précision et un sens de l’équilibre notamment rythmique, s’assortissant bien avec sa complexité dans la partition : jouant comme de la dentelle rythmique, non moins intense. La harpe et les percussions se démarquent dans ce sens, mais aussi les cuivres et les cordes qui tonnent puissamment à la fin de ce projet explosif.
L'ensemble de l'équipe artistique est fortement acclamée à l'issue du spectacle, avec quelques huées mineures à l'encontre… du chef d'orchestre.