Orfeo déchiré, Orfeo recréé au Festival Baroque de Bayreuth
Le Bayreuth Baroque Festival créé en temps de pandémie mondiale poursuit son ascension, proposant pour la première fois deux productions scéniques (outre les nombreux concerts qui investissent de plus en plus d’édifices patrimoniaux de cette ville qui fut baroque avant d’être wagnérienne). Outre son nouveau spectacle maison (Flavio, Re de' Longobardi), le Festival baroque de Bayreuth invite cette production d’Orfeo, venant d’Athènes (ville avec laquelle le Festival tisse des liens solides : le Directeur Max Emanuel Cenčić y prépare ses spectacles et a notamment invité le chef Hellène George Petrou et son Armonia Atenea en fosse pour Carlo il Calvo, marquant les deux premières éditions).
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La proposition conceptuelle des artistes grecs en charge de cet Orphée à la fois originel et réinventé, part du fait que deux versions de L’Orfeo de Monteverdi nous sont parvenues. La première version est celle conservée par le livret -sans musique- d’Alessandro Striggio (publié en 1607, année de la création de l’opéra à Mantoue), la deuxième étant celle de la partition imprimée pour la première fois en 1609. Le point de divergence s'impose à la scène finale : la première version est fidèle au mythe d’Orphée (les Bacchantes -filles de Bacchus- tuent le héros qui a renoncé à l’amour terrestre), tandis que la deuxième version propose un dénouement heureux et Christique (Apollon, deus ex machina, sauve Orphée et l’élève aux cieux).
Cette production repart donc du texte d'origine, et, pour y adapter la musique de Monteverdi, des musiques additionnelles ont été composées (pour la fin parlée sur la musique, ou encore pour une scène d'hallucinations d'Orphée aux Enfers) par Panos Iliopoulos qui mêle également aux instruments baroques des couleurs et des effets électroniques (les fanfares initiales sont au clavier électrique, un thérémine souligne l'atmosphère d'horreur...). Pour moderne qu'elle soit, cette démarche n'est pas nouvelle dans l'esprit (des compositeurs du XXe siècle ont eux-aussi proposé leur orchestration d'Orfeo : tels Vincent d’Indy, Carl Orff, les Italiens Respighi, Malipiero, ou encore Luciano Berio et même, le mois dernier, Nico Muhly pour l'Opéra de Santa Fe avec ... Rolando Villazón). L’intention exprimée par le concepteur de ce projet, le claveciniste et chef d'orchestre Markellos Chryssicos est “non pas de déchiffrer mais d'interpréter une partition”.
Le metteur en scène Thanos Papakonstantinou propose une lecture scénique minimaliste, un plateau épuré avec des contrastes nets. Le monde des humains est blanc et lumineux (avec lumières et toile de fond), les mariés Orphée et Eurydice portant habits blancs et couronnes de laurier, parmi une assistance se mouvant autour d’une grande croix blanche ornée de rubans blancs. La descente aux Enfers marque un basculement vers l'obscurité : les costumes et décors sont en noir, avec une impressionnante apparition de Charon à cheval, tel un seigneur de l'Enfer. Le finale dionysiaque boucle la boucle de l'histoire et des couleurs : dans la luminosité retrouvée des décors, une Bacchante (Savina Yannatou) met la tête d’Orphée décapité dans la boîte à musique présentée au Prologue.
Si Rolando Villazón se consacre de plus en plus à la mise en scène, ce rôle d'Orfeo reste ancré et actif à son répertoire de chanteur lyrique. Sa voix est ample et assez volumineuse pour une distribution baroque. L’émission est toutefois dosée et le phrasé stylistiquement nuancé, avec des crescendi et soupirs (“sospiri”) madrigalistes (mélodie baroque italienne). En revanche, les ornements sont un peu irréguliers, la voix compensant un manque de souplesse par une projection lointaine. Les lamentations sont appuyées théâtralement mais expressives vocalement.
Myrsini Margariti incarne Eurydice d’une voix aiguë et lumineuse, solidement projetée mais manquant de subtilités dans le phrasé, malgré une intonation juste et en place. Son italien est net, l’articulation impeccable et sa présence scénique remarquée malgré sa brièveté.
La mezzo-soprano Theodora Baka représente l’allégorie de la Musique, d'une voix charnue, tendre et légère. Les cimes sont réduites, mais le registre médian reste solide tout au long du spectacle. La projection est droite et souple, quoique les fioritures soient hétérogènes. Le ténor Yannis Filias se démarque en Berger par un timbre solaire et plein de rondeur. Son phrasé est très expressif, avec une prononciation bien articulée. Irini Bilini campe une Nymphe de son soprano menu, la justesse étant parfois vacillante et les phrases écourtées.
Sophia Patsi est une Messagère souriante, même porteuse de nouvelles ténébreuses. La ligne est fort vibrée notamment dans les aigus puissants, mais la palette expressive reste diversifiée et nuancée. L’émission est vigoureuse et juste, tout comme sa prosodie. Lenia Safiropoulou est Speranza (Espérance), voix amplifiée qui manque de contrôle dans son émission et tend à vibrer amplement. Les aigus sont minces et décolorés, même si la voix de poitrine rivalise solidement avec le robuste accompagnement de la fosse. Également sonorisé, Marios Sarantidis en Caronte (basse Charon) déploie pleinement sa musicalité par une voix sonore qui résonne dans toute sa plénitude, en particulier dans les graves bien nourris et sombres, à l'image de son personnage. Les cimes sont quelque peu poussées et amincies, mais la projection reste tendre et droite.
Proserpine échoit à Maria Palaska, soprano lyrique à l’intonation cristalline. Sa voix se fait très élastique dans les phrasés, tandis que son partenaire Pluton, Timos Sirlantzis déploie un baryton-basse charnu, bien articulé et solidement projeté, avec un vibrato qui nuit cependant à la clarté du ton et à la souplesse de l’appareil.
L’ensemble Latinitas Nostra où se croisent les siècles et les sonorités, joue avec précision et coordination sous la battue du chef Markellos Chryssicos, trônant au clavecin et piano. L'effectif et les effets particuliers transcrivent avec pertinence les mots d’Orphée : “Est-ce rêve ou un délire ?”. Les numéros dansants sont interprétés d’un bon élan rythmique, les cordes sont pleines de nuances et de résonances. Le chœur formé de solistes est solidement équilibré, dans le rythme et la projection, dont la portée reste plutôt modeste.
Le rideau tombé, des salves de huées inondent la salle, mêlées de bravos bruyants, et ce jusqu’à la dernière sortie de toute l’équipe artistique du spectacle (les échanges enflammés entre les spectateurs se poursuivent même avec ferveur au sortir de la salle : décidément, cet Orphée, déchiré, déchire).