Traviata, vous méritez un avenir meilleur : quand Lazar se joue de Verdi
Véritable patchwork artistique, cette proposition met à l’honneur l’un des piliers de l’œuvre du compositeur italien, La Traviata (1853), lui-même adapté d’un roman d'Alexandre Dumas fils (La Dame aux Camélias, 1848), où se croisent courtisanes et hommes de bonne famille, dans une histoire maudite par la fatalité inhérente au romantisme.
C’est dans l’anachronisme et l'intemporel que le metteur en scène a décidé de plonger ces classiques. La production souligne l’actualité sociale de cette figure, érigeant Violetta en martyre de la cause : « L’homme sera toujours implacable », dénonce d’ailleurs cette héroïne, après avoir reproché au romancier de parler à sa place.
Mais au-delà des actualisations du propos (et des propos, le texte empruntant à Verdi, à Dumas, mais les réécrivant aussi avec des expressions de notre temps), c’est par des choix radicaux que se dessine un métissage harmonieux. Le mélange de l’italien chanté et du français parlé, bien que parfois déroutant, entraîne le spectateur dans un va-et-vient délicat entre les arts, dans une dynamique qui soutient ces divagations entre ancien et moderne.
Les costumes (de Julia Brochier) alternent entre tenues de soirée d’époque et jogging de pyjama. Les décors (d’Adeline Caron) allient immense rideau de tulle et parterre de bouquets de fleurs dans des vases, l’intense jeux de lumières (Maël Iger) consolidant cet alliage.
Difficile d’imaginer ce spectacle (qui a pourtant connu une grande tournée) présenté ailleurs que dans cette salle des Bouffes du Nord, tant il semble taillé sur mesure. Le dispositif scénique repose sur une toile de tulle blanche, sorte de Quatrième Mur factice séparant l’arrière-scène de l’avant-scène, ou plutôt la piste qu’est ce plateau d’avec le public visiblement immergé dans ce drame, et qui voudrait bien lui aussi déchirer ce voile pour rejoindre la fête tragique. La profondeur du théâtre est ainsi pleinement mise à profit, celle de la musique aussi qui s’insinue dans chaque recoin de la salle jusqu’à atteindre son dôme impressionnant.
Les voix des comédiens-chanteurs passent du chanté au parlé sans un seul couac. Judith Chemla d’abord, celle qui a tout fait, qui a tout tenté (arts lyriques, théâtre, cinéma…) et qui s’illustre ici dans une incarnation naïve, bucolique et presque angélique de Violetta. Son interprétation marque tout particulièrement par son phrasé et son attention à la technique, avec un timbre de soprano s’approchant beaucoup de la voix lyrique tout en gardant sa candeur affilée.
Face à elle, le ténor au répertoire hétéroclite Damien Bigourdan allie l’agilité gestuelle et vocale, participant de son incarnation bigarrée d’Alfredo. Tantôt amoureux transit, tantôt amant haineux et pitoyable, le chanteur sait tour à tour s’attirer la compassion ou l’antipathie des spectateurs. Résistante dans les aigus et affermie dans les graves, sa voix sert sa présence scénique, qui relève surtout de son alchimie oxymorique avec sa partenaire.
Les voix secondaires n’en sont pas moins primordiales à l’harmonie musicale de cette pièce hybride, donnant substance et émotions à des figures archétypales : le père de bonne famille, le médecin, la servante, l’homme de la haute société…
Jérôme Billy puise dans ses capacités vocales de comédien pour construire ce rôle de père de substitution pour Violetta, oscillant entre autorité et affection. De formation classique, Elise Chauvin convoque l’imaginaire de l’opérette de sa voix aiguë. Florent Baffi donne une certaine consistance à son personnage de médecin, transformant des badinages classiques en l’expression d’un timbre rassurant ou mettant l’accent sur les allants tragiques de la pièce. Une gravité rejetée par l’incarnation de Benjamin Locher en baron oisif et jaloux : si c’est surtout au cor que l’artiste s’illustre, sa voix se lance et contorsionne dans le chant. Funambules, leur agilité vocale leur permet d’assumer toutes ces casquettes respectives. Ensemble, et surtout, accompagnés d’un comité réduit de huit instrumentistes (qui constituent aussi le chœur et les rôles secondaires), ils tissent un réseau de voix et de répliques autour du couple principal.
Ce réseau, c’est le fil rouge de la représentation. En effet, devant la scène, pas de chef d’orchestre. La direction musicale de Florent Hubert se fait au souvenir et non à la vue. La musique arrangée par Paul Escobar se déploie dans un caractère spontané, continuant de briser par-là le dispositif classique (scène/orchestre/spectateurs). Les limites de la scène et de la partition semblent alors voler en éclats. La Clarinette (Axelle Ciofolo de Peretti), le Violon (Marie Salvat) et le Violoncelle (Myrtille Hetzel) se constituent Parques et prédisent son avenir à Violetta en lisant la musique dans les lignes de sa main. L’Accordéon (Gabriel Levasseur) installe le décor printanier du deuxième acte. La Traviata s’accompagne elle-même au piano. Tout se fait dans un tourbillon instinctif de possibilités.
Ni opéra classique, ni pièce de théâtre (même expérimentale), le spectacle conçu par Benjamin Lazar, Florent Hubert et Judith Chemla relève plus de la proposition artistique. Là, amours maudites, rave franco-italienne, tuberculose fatale, demi-mondaines d’antan et laboratoire de stupéfiants pour les soirées de débauche s’entremêlent dans un résultat hardi harmonieusement dosé. Une entreprise saluée à tout rompre par un public hors d’haleine après deux heures de spectacle palpitant d’une modernité intemporelle.