Don Carlos ou l'avis des autres à Genève
Le Grand Théâtre de Genève poursuit, dès son lancement de saison, son cycle dédié au Grand Opéra français, avec le Don Carlos de Verdi, dans sa version française en cinq actes, incluant le ballet et le fameux « acte de Fontainebleau » qui narre la rencontre de Don Carlos et d’Elisabeth, la naissance de leur amour et le déchirement provoqué par le choix du roi Philippe II d’épouser la fiancée de son fils. Comme pour les deux opus précédents de ce cycle (Les Huguenots puis La Juive), c’est Marc Minkowski qui dirige l’Orchestre de la Suisse Romande. Le chef, certes pas spécialiste du répertoire verdien, est en revanche l’un des grands serviteurs actuels du Grand Opéra. Il dirige donc l’œuvre comme elle devait l’être à sa création, à la parisienne. Il donne ainsi aux phrasés une grande ampleur par des traits longs et puissants. Les somptueux graves qui accompagnent l’Inquisiteur coupent le souffle tandis que la noirceur des cordes durant le ballet annonce la tragédie malgré l’ambiance festive du bal.
Le Chœur du Grand Théâtre de Genève se montre inégal. Les pupitres masculins sont moins ensemble que leurs homologues féminins, qui ajoutent en plus la danse à leur prestation. Lorsqu’ils sont divisés en plusieurs groupes, des décalages apparaissent également. Les basses, toutefois, offrent de belles profondeurs en moines.
Sans doute, nombreux étaient les spectateurs à attendre de la metteuse en scène Lydia Steier, qui proposait l’an dernier une Salome sanguinolente à l’Opéra de Paris, une mise en scène très modernisée. Surtout dans cette maison genevoise dont le Directeur Aviel Cahn est un adepte du regietheater. Du coup, cette production qui respecte à peu près le livret a presque l’air sage. Certes, l’intrigue est transposée dans l’URSS, une époque où tout le monde, même les puissants, pouvaient être sur écoute : ainsi Philippe II, bien que roi, tremble tout de même devant l’Inquisiteur. La violence n’est jamais loin, aussi plusieurs pendaisons sont-elles mises en scène, ainsi qu’une exécution sommaire. En l’absence de danseurs, c’est le plateau qui valse durant le ballet, par une rotation à vive allure faisant tourner les têtes. Le tableau est alors très cinématographique, montrant ainsi simultanément Posa participant à une orgie (mais peut-on raisonnablement imaginer aujourd'hui une mise en scène moderne sans une telle scène ?), les moines qui épient, traquant tout comportement suspect (évoquant le film La Vie des autres), et l’attente de Carlos qui espère alors revoir son amante. Et c’est justement là que le choix de rendre Elisabeth enceinte (qui n’apporte pas grand-chose au demeurant) pose un problème dramaturgique : Carlos est supposé se méprendre, dévoilant son amour pour Elisabeth à Eboli qui porte le masque de cette dernière. L’erreur semble ici tout à fait impossible, Eboli et sa taille de guêpe pouvant difficilement être confondue avec une femme en fin de grossesse.
L’ensemble de la distribution offre une diction précise et aisément compréhensible. Charles Castronovo assume le rôle-titre avec une fougue à même d’expliquer les comportements sanguins du personnage. Son timbre ferme et ténébreux apporte toutefois une dose de gravité à cet homme torturé. Et quand la fatigue pointe, durant l’attaque du palais, sa technique prend le relai pour assurer l’essentiel sans compromettre sa capacité à briller dans l’acte ultime.
Rachel Willis Sørensen apporte à Elisabeth la sensibilité de son interprétation, à l’image du « oui » émis d’une voix chancelante lorsqu’elle doit accepter d’épouser Philippe. Sa voix à l’épais taffetas monte vers des aigus pleins et vibrants. Mais elle fréquente majoritairement un registre médian qui exprime le tragique même quand son personnage le cache.
Stéphane Degout campe un marquis de Posa dandy. Sa couverture vocale, qui sculpte un timbre mat et doux, n’empêche pas la puissance, notamment dans l’impressionnante fureur qui le prend en défense de la Flandre. Marc Minkowski salue la mort de Posa (son passage préféré dans l’œuvre, selon le programme de salle) en agitant les bras, incitant le public et l’orchestre à apporter à son interprétation les vivats mérités.
Eve-Maud Hubeaux construit une Éboli plus insouciante que femme fatale. Sa voix agile, intense et fleurie, se nourrit de résonnances profondes. Son interprétation frissonnante de « Ô don fatal » est investie, notamment dans ses premières phrases. Elle s’y mutile le visage (apportant à la mise en scène ses premières gouttes d’hémoglobine), tout en soufflant sur des graves de braise.
S’il a déjà fréquenté le rôle de l’Inquisiteur, Dmitry Ulyanov incarne cette fois celui de Philippe II. Il en a l’ampleur et la profondeur, ses graves étant riches et résonnants, mais aussi la prestance. Son air « Elle ne m’aime pas » paraît certes trop narratif et pas assez ressenti, ce qui se traduit notamment par un manque de legato. Surtout, sa noirceur vocale empêche en comparaison Le Grand Inquisiteur de Liang Li de se montrer plus inquiétant encore. Pourtant, ce dernier dispose bien de graves caverneux et bien projetés, ainsi que du phrasé sentencieux.
William Meinert est un Moine ambivalent à la voix large et résonnante sans être imposante, qui atteint les profondeurs du rôle malgré son timbre assez clair. Malgré son jeune âge, il impose l’autorité du guide ou du spectre. Julien Henric soigne son interprétation du Comte de Lerme, d’une voix aristocratique et bien projetée, au timbre corsé. Ena Pongrac est un Thibault à la voix pure et cinglante, au vibrato très vertical. Giulia Bolcato, la Voix céleste, est ici la veuve d’un ouvrier pendu pour trahison au début de l’ouvrage. Son timbre diaphane est émis avec douceur mais fermeté, sa voix se montrant fine et agile. Les Députés flamands (Raphaël Hardmeyer, Benjamin Molonfalean, Joé Bertili, Edwin Kaye, Marc Mazuir et Timothée Varon) sont bien ensemble et investis dans l’expression de leur tragique destin.
Dans le finale, Carlos et Elisabeth assument leur amour sous le regard de tous, affrontant l'avis des autres. Leurs adieux ne sont pas ceux annonçant un éloignement. N’ayant pu se passer la bague au doigt, ils acceptent sereinement qu’on leur noue la corde au cou. Le public applaudit alors les artistes, équipe de mise en scène comprise, réservant finalement leur plus grand enthousiasme aux Français de l'étape : Eve-Maud Hubeaux, Stéphane Degout et Marc Minkowski.