Tragiques et Triomphaux Troyens au Festival Berlioz
Il y a 20 ans, marquant le Bicentenaire de Berlioz, Sir John Eliot Gardiner placé à la tête de son Orchestre Révolutionnaire et Romantique et du Monteverdi Choir dirigeait au Théâtre du Châtelet une version intégrale des Troyens d’Hector Berlioz qui fit sensation (dans la mise en scène de Yannis Kokkos avec les têtes d'affiches Susan Graham, Anna Caterina Antonacci, Gregory Kunde et le jeune Ludovic Tézier). 20 ans plus tard, le chef souhaitait renouveler l’exploit, au Festival Berlioz de La Côte-Saint-André (en version concertante). Il aura finalement été le premier artisan de son gâchis personnel, par un geste que la température certes exceptionnellement élevée et l’intensité d’un tel projet ne sauraient en rien excuser. Pour pallier cette défection à l’issue de La Prise de Troie (l’opéra étant ici représenté en deux soirées), le Directeur du Festival, Bruno Messina a fait appel pour Les Troyens à Carthage du lendemain au jeune chef Dinis Sousa, assistant de Gardiner au long des répétitions de cet ouvrage, chef principal du Royal Northern Sinfonia et chef associé du Monteverdi Choir.
Jusqu’à son navrant épilogue, la première soirée avait pourtant permis à John Eliot Gardiner de rappeler sa parfaite connaissance de la partition, qu’il aborde dans toute sa clarté et, comme dans l’ombre d’un Gluck par exemple, avec des tempi rapides, allants, sans trop s’appesantir sur les situations : avançant avec délectation pour atteindre l’horizon artistique et son rivage émotionnel.
Dinis Sousa pour sa part dynamise l’ensemble et laisse sa jeunesse et son enthousiasme s’exprimer. Sa direction vigoureuse, mais aussi éloquente et naturelle, toujours précise aussi bien pour les musiciens que pour les chanteurs, laisse la musique de Berlioz s’épanouir au mieux et vivre surtout. Les différentes entrées, la Chasse Royale, et plus encore les musiques de ballets (où Anna, en la personne de la mezzo-soprano Beth Taylor, danse une étonnante chorégraphie lascive orientale fort appréciée du public), font preuve sous sa direction d’une ampleur renouvelée. Mais Dinis Sousa sait aussi parfaitement entourer le grand duo d’amour de Didon/Enée, cette fameuse “Nuit d’ivresse et d’extase infinie” de toute la sensualité musicale indispensable. L’immense enthousiasme qui salue son entrée en scène tant de la part du public que de l’Orchestre Révolutionnaire et Romantique et du Monteverdi Choir, l’un comme l’autre totalement acquis à sa cause, s’est pleinement renouvelé à l’issue de la représentation.
La distribution vocale ici réunie est de premier ordre et révèle un travail exemplaire sur la langue française (rien n’est laissé au hasard). L’Énée de Michael Spyres déjà bien apprécié par le passé, revêt à La Côte-Saint-André comme une autorité encore renforcée, une présence scénique qui assoie plus encore ce personnage tiraillé entre ses émotions et ses devoirs. La voix s’élève pleine et rayonnante sur tout son ambitus, libre de toute contrainte. Quelques aigus sont toutefois moins aisés que d’habitude, et des notes sont un rien raccourcies, mais la voix solaire ne cesse visiblement d’éblouir.
Alice Coote incarne une Cassandre impérieuse, parcourant la scène en tous sens, guerrière, tragédienne dans la scène du suicide, laissant le public tétanisé. Maîtrisant sa partie, hors un aigu ou deux un peu difficiles, elle révèle une ardeur peu commune que sa voix au métal aiguisé vient ardemment compléter.
Lionel Lhote campe son compagnon Chorèbe de sa voix de baryton posée mais aussi embrasée par la passion. Leur duo installe d'emblée leur cohésion et articulation expressive, Lionel Lhote osant même des notes élevées comme un ténor.
Paula Murrihy apparaît souveraine en scène, élancée et élégante dans une robe qui la met pleinement en valeur. Sa Didon, Reine de Carthage n’oublie pas la femme qui sommeille en elle et que son duo magnifique avec Anna, puis l’arrivée d’Enée va réveiller. Vocalement, la mezzo-soprano donne beaucoup de caractère à ce rôle parmi les plus absolus du répertoire. Sans déployer les couleurs tragiques d’autres interprètes ou même la largeur vocale, elle trace une ligne de chant de grande allure, soucieuse de la nuance, du sens des mots et des situations (même si son interprétation de son grand air "Adieu, fière cité" pourrait être plus ardente).
L’Anna de la mezzo-soprano voire contralto Beth Taylor surprend par l’opulence des moyens, la volupté et la profondeur du registre grave, mais aussi par l’aisance dont elle fait preuve en scène : elle se moque ouvertement du très pessimiste Narbal avec ses récits ombrageux et n’hésite pas à danser. Narbal justement trouve en William Thomas, par ailleurs Priam dans la Prise de Troie, un interprète de classe, sa belle et harmonieuse voix de basse s’épanouissant sans réserve dans ces deux rôles.
Le baryton-basse Ashley Riches interprète Panthée de façon solide, tandis qu’Adèle Charvet avec sa voix de mezzo-soprano charnue et au grain chaleureux ne fait qu’une bouchée du jeune Ascagne. La soprano Rebecca Evans ne parvient pas à faire émerger le rôle délicat d'Hécube, et reste couverte dans les ensembles.
Rayonnant de sa voix de basse singulière, large et puissante aux graves impérieux, Alex Rosen fait sensation en Hector. Le jeune ténor anglais Laurence Kilsby, membre de l’Académie de l’Opéra National de Paris depuis septembre dernier, déploie en lopas et Hylas des sommets d'élégance et de distinction vocale, d'une voix aux aigus aériens, à la fois délicate et bien assise. Une poésie rare se dégage de son chant.
Loin de rester à une version totalement concertante des Troyens, les organisateurs ont demandé à la metteuse en scène Tess Gibbs, épaulée de Rick Fisher pour les lumières, d’animer l’ensemble du plateau. Le résultat offre des images mémorables, telle l’arrivée enfiévrée de la population troyenne sur scène au début de la Prise de Troie, redécouvrant la lumière et l’air pur de la campagne, puis s’emparant du cheval maudit. Solistes et choristes sont ainsi mis en mouvement durant l’ouvrage, tout en laissant une place complète au chant et à la musique. L’Orchestre Révolutionnaire et Romantique et le Monteverdi Choir offrent ainsi l'alliage de ce dynamisme et de leur tenue admirable de volonté (et réciproquement) : inébranlables malgré les tourmentes.
Berlioz sort une nouvelle fois grandi de l’aventure, lui qui a surmonté tant de difficultés et d’hostilités durant sa carrière.
Le thème du Festival Berlioz de cette année est « Mythique ! ». Ce n'est assurément pas usurpé.