Rigoletto au Festival de la Vézère, père vengeur et tendre bouffon
De l’opéra sans orchestre, mais de l’opéra quand même, avec toute la fibre musicale et vocale requise. Tel est le credo qui, depuis la fin des années 1990, conduit la troupe britannique Diva Opera en Corrèze, sur les bords de la Vézère, avec un succès jamais démenti. Ainsi, au pied du Château du Saillant, dans une grange qui tous les ans fait office d’atypique salle d’opéra, la foule se presse à nouveau en une fraîche soirée d’août pour venir voir la malédiction s’abattre sur Rigoletto. Mais en l’espèce, c’est surtout de bénédiction dont il est ici question, tant le spectacle s’avère à nouveau porté par un niveau de qualité plus que remarquable. Une qualité qui saute d’autant plus aux yeux dans cet espace réduit, où la scène de cinq mètres par quatre n’est délimitée que par les rangées de spectateurs qui peuvent ressentir jusqu’au souffle des chanteurs.
Un genre de délectable intimité dont la troupe britannique, experte des opéras de poche, tire une nouvelle fois le meilleur des partis, prouvant qu’il est possible de donner sens et chair à une mise en scène avec peu de choses. Une table, quelques chaises, et une gloriette ceinte de quatre poutres en bois pour décor unique tiennent ainsi lieu tout à la fois de salle de bal, de demeure d’ascète ou encore d’auberge, sans que l’oeil ne s'y perde. Quelques bouts de ficelle en somme mais une pelote de mouvements infinis ici déroulée avec savoir-faire et énergie pour donner vie à l’intrigue, les uns tournant autour du décor, les autres naviguant dans le public, manière d’optimiser chaque coin et recoin d’une scène qui en vient finalement à ne plus paraître si petite. Une troupe portée par l’ingéniosité, donc, et dont la philosophie trouve une parfaite synthèse dans le choix des costumes d’inspiration XVIIIe : élégance, sobriété, pertinence. Voici ainsi ces messieurs vêtus de jabots, pantalons bouffants et vestes à boutons, noires de préférence, quand ces dames sont affublées de robes à l’anglaise cousues d’un fil d’or. Un ordre vestimentaire bien établi d’où se distingue Rigoletto, avec sa veste vert kaki, sa marotte et son bonnet de fou du roi qui finira par être bien lourd à porter.
Rigoletto, justement, dont l’interprétation de Philip Smith tourne ici à la pure et saisissante incarnation. Tout y est : l’assurance et la sonorité d’une voix de baryton à la suave rondeur, l’endurance vocale pour relever le défi du redoutable deuxième acte, mais aussi un engagement scénique sans failles. Loin de faire rire, ce bouffon boiteux, en touchant père protecteur, en vient à susciter peine et compassion et, le visage rougi gagné par les larmes (dont on jurerait qu’elles ne sont pas que de sueur), son « Maledizione » final est propre à bouleverser les âmes.
Gabriella Cassidy est une Gilda non moins probante, fragile, innocente et finalement si attendrissante. Celle qui fut aussi une épatante Fiordiligi sur cette même scène l’an dernier se fond avec la même réussite et une égale aisance vocale dans le rôle de la fille trop couvée et qui se brûle les ailes à vouloir sortir du nid paternel, mettant au service de son personnage une voix de soprano ample à l’émission vigoureuse. L’engagement dramatique est lui total, donnant lieu à des duos intenses entre cette fille et ce père rongés par l’affliction.
Robyn Lyn Evans prête son incisive voix de ténor au rôle d’un Duc davantage porté par une fougue adolescente que par un esprit de libertinage complètement débridé. Un charmeur plus philosophe que Don Juan dans sa manière de chanter l’inconstance des femmes (« La Donna è mobile ») en allant chercher des aigus parfois serrés, mais d’une sonorité toujours saillante et projetés avec toute la vaillance caractérisant le personnage.
Le poignard à la ceinture et le regard glaçant, Thimothy Dawkins pare son Sparafucile de toute la nébulosité requise, avec sa voix de basse chaudement creusée aux ténébreuses intonations. Un tueur à gages crédible à en faire frissonner une salle entière, laquelle apprécie tout autant le Ceprano d’un Jean-Kristof Bouton qui, deux ans après un Escamillo marquant in loco, s’illustre à nouveau par le volume sonore et l’amplitude de son baryton. Stephanie Windsor-Lewis est de son côté une Maddalena pleine d’entrain et au mezzo charnu, quand David Stephenson prête à Monterone sa voix râblée et puissamment projetée. Theo Perry, de son timbre empli de prestance, campe un fougueux Marullo, quand Louise Mott confère à Giovanna une courte mais réelle autorité dans l’environnement sonore autant que scénique. Richard Symons est enfin un vaillant Borsa, au ténor fringuant, quand Leilani Barratt remplit furtivement, mais avec un sémillant outil de soprano, le double rôle de la comtesse Ceprano et du page.
Quant à Bryan Evans, derrière son piano, il réussit à nouveau le tour de force, mais qui finit chez lui par devenir une formalité, à se substituer à un orchestre tout entier, en parvenant par le jeu des nuances et des couleurs à restituer l’ensemble des atmosphères qui traversent ces mésaventures de Rigoletto, de la tendresse à la tempête jusqu’à l’expiration finale. Un tour de force salué par une juste ovation, qui vaut pour cet authentique homme-orchestre mais aussi pour tous les membres d’une troupe qui, rôles majeurs et comprimari réunis, assurent aussi les chœurs avec brio (dont celui des courtisans). De quoi à nouveau, et comme chaque année, récolter de chaudes ovations venant récompenser des artistes multi-cartes qui ont l’opéra chevillé au corps et au cœur.