Tannhäuser à Bayreuth, l'opéra en liberté
Ce Tannhäuser s'impose de toute évidence comme le spectacle à ne rater sous aucun prétexte au Festival de Bayreuth. Le metteur en scène Tobias Kratzer a imaginé une dramaturgie qui réussit à convaincre les spectateurs "anciens et modernes", grâce à une lecture qui plonge au cœur de l'œuvre en la mettant en perspective avec des enjeux contemporains.
Le rideau se lève sur un héros membre d'une petite troupe de comédiens dirigée par Venus. Grimé en clown, le héros incarne cet esprit de liberté qui animait le jeune Richard Wagner durant la révolution de Dresde en 1848 avec sa devise : "Frei im wollen, frei im thun, frei im geniessen" ("Libre de vouloir, libre d’agir, libre de jouir"). Cette compagnie hors norme est composée du Nain Oskar (Manni Laudenbach) et du danseur travesti Le Gâteau Chocolat, personnalités à la fois atypiques et représentatives d'une société de vagabonds en marge de la Wartburg.
Un système vidéo projette au-dessus de la scène des images filmées en direct depuis les coulisses ou bien à l'extérieur du théâtre, donnant libre cours à une série de pitreries à la fois désopilantes et touchantes par leur humanité. Le personnage d'Elisabeth exprime une blessure secrète liée à l'amour que lui vouait Tannhäuser avant de s'enfuir au Venusberg. Kratzer montre l'évolution psychologique de cette femme prête à rompre avec la société rigide de la Wartburg pour rejoindre son ancien partenaire… en pure perte hélas, comme l'exprime l'amertume du récit de Rome. Les dernières images montrent le couple filmé au volant de la camionnette qui les emporte vers un avenir heureux : un happy end en forme de récit fictionnel qui contredit l'image de l'ancien clown tenant dans ses bras le corps d'Elisabeth qui vient d'expirer.
Le plateau est dominé par l'interprétation superlative de Klaus Florian Vogt, remplaçant Stephen Gould défaillant quelques semaines avant le début du Festival. Le ténor allemand déploie des trésors de lyrisme éperdu dans ce rôle-titre qu'il avait étrenné en 2017 à l'Opéra d'État de Bavière sous la direction de Kirill Petrenko. La pureté du timbre et l'exactitude du phrasé sont ici en tous points remarqués, donnant par exemple au Dir töne Lob! une stature et une noblesse d'anthologie. L'acte III est illuminé par la densité de la ligne et la capacité de la voix à nourrir l'expression dans les moindres détails.
Moins impressionnante que la veille en Sieglinde, Elisabeth Teige en Elisabeth comble de belle manière l'absence de sa compatriote Lise Davidsen cette année sur la Colline. Le métal perce parfois dans un aigu qui ne manque pourtant pas de tenue, mais sans les épanchements ni le naturel qui signent les interprétations inoubliables. Modulant les effets et le volume dans Dich, teure Halle, elle séduit un public tout acquis à sa cause et qui lui offre en retour un succès comparable à celui de Klaus Florian Vogt.
Des lauriers également pour le Wolfram de Markus Eiche, avec un récit à l'acte III de toute beauté et une faculté souveraine à colorer le phrasé pour saisir le sens de chaque mot. Ekaterina Gubanova donne à Vénus une ampleur et un relief qu'elle va chercher aussi bien dans le registre aigu que dans un grave tellurique et profond. Le Landgrave de Günther Groissböck se voit hélas terni, comme dépassé par un personnage qu'il limite à un rôle d'emploi. La courte scène du Pâtre bénéficie de la présence lumineuse et admirablement modelée de Julia Grüter. Le Walther von der Vogelweide du jeune Siyabonga Maqungo est remarquablement projeté avec, à ses côtés, le solide Biterolf d'Olafur Sigurdarson ainsi que l'élégance de Jorge Rodríguez-Norton (Heinrich der Schreiber) et le raffinement de Jens-Erik Aasbø (Reinmar von Zweter).
Nathalie Stutzmann (deuxième femme de l'histoire à diriger à Bayreuth, première Française : après l'Ukrainienne Oksana Lyniv) confirme dans la fosse les affinités qu'elle faisait entendre dans Tannhäuser (en version française) à l'Opéra de Monte-Carlo en 2017. La tenue et le brio de l'Ouverture séduisent sans réserve, le tout doublé d'un soutien et d'une sollicitation du plateau de tous les instants. Les choses se compliquent dans la difficile intervention fugato du chœur à la toute fin du premier acte avec quelques décalages et problèmes d'équilibres entre l'orchestre et la scène. Le chœur retrouve cependant des couleurs dans l'acte II, avec sa justesse et son impact habituels, relayés de belle manière par une direction qui traduit l'émotion des dernières scènes.
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