Missa Solemnis de Beethoven au Festival d’Aix, ode aux éléments
La disposition des forces musicales se remarque, non seulement grâce au ballet bien réglé des instrumentistes et des choristes rejoignant leur pupitre, mais parce que deux estrades côté jardin et côté cour, sont surmontées, respectivement, de l’orgue et des timbales, auxquelles se joignent un petit groupe de cuivres. Cette petite fanfare ira sonner dans les coulisses, lors du numéro final de l’œuvre, afin d’en souligner le pittoresque par la spatialisation.
La conception de Thomas Hengelbrock a quelque chose de documenté, et d’infiniment sensible et esthétique. Totalement engagé dans cette partition redoutable, il en perd sa baguette, dans l’envol du mouvement, mais continue, avec métier, comme si de rien n’était. Il prend la liberté de s’assoir, une chaise étant disposée devant son estrade, pour reprendre des forces entre les numéros, aux vastes dimensions. Le chef veille à équilibrer, en se conformant à l’écriture de Beethoven, chaos émotionnel, ordre du contrepoint et participation des quatre solistes : tels quatre évangélistes, ou quatre éléments qu’évoque sa gestuelle libre et harmonieuse, dans sa manière épidermique de brasser l’espace de direction.
Les parties dévolues au quatuor de solistes relèvent d’un dosage d’alchimiste, d’apothicaire de l’âme, selon cette écriture très moderne dans sa manière de s’approprier les modèles. Le ténor, de sa voix lumineuse et sonore, devance l’appel, part en éclaireur, et projette, en prédicateur, sa partie, dont la mezzo s’empare, suivie de la soprano ou de la basse. Placés devant les chœurs et non pas à l’avant-scène, selon, encore une fois, une compréhension profonde de l’écriture de la part du chef, ils émanent du collectif, dont ils sont les représentants.
La soprano américaine Liv Redpath assure la montée vers le ciel de l’édifice musical terrestre. Sa voix est source d’étincelles, balayant de sa lumière la canopée de la forêt orchestrale. Fleur Barron est une mezzo-soprano assurant son rôle intermédiaire, avec une théâtrale humilité, une gravité de figure maternelle, aussi consolatrice que rigoureuse, se chargeant de la douleur du monde dans son timbre entre clair et sombre. La note, à la manière d’un figuralisme baroque, est parfois prise par le dessous, sacrifiant volontairement un peu de justesse, pour renforcer l’expressivité tendue de tel ou tel passage, aux chromatismes déchirants (Agnus dei). Le ténor allemand Julian Prégardien se caractérise par une diction de prédicateur, des aigus facilités par des voyelles ouvertes (« e » proche du « a »). La basse française, Jean Teitgen, est remplacée par la basse britannique Brindley Sherratt. Il troque ainsi son interprétation du docteur dans Wozzeck, gommant sa froide approche clinique du corps humain au profit d’une interprétation puissante, hiératique, ancrée.
Andreas Küppers tient l’orgue et assure son rôle de soutien, de portail de l’œuvre, de tympan de la cathédrale avec ses quatre évangélistes. Les cordes de l’orchestre s’épanouissent en montrant leur homogénéité, et leur singularité, par le solo de violon de Pablo Hernán Benedi, petite voix portant l’espérance, aux suraigus célestes, en conversation privilégiée, tessiture oblige, avec la soprano. Le chœur s’acquitte avec puissance et virtuosité de ses parties souveraines, à la manière des grands motets versaillais ou des oratorios de Haendel. Il se fait profondément romantique par le travail sur les seuils d’audibilité, demandés par le chef.
La dernière note est ponctuée par l’extinction des lumières, sidérant un public gagné par l’énergie puissamment pacifique de l’œuvre, selon Hengelbrock : ode à la paix, que matérialisent les musiciens, après les longs applaudissement, en s’embrassant – baiser de paix, qu’accomplissent aussi certains membres du public –, avant de quitter définitivement la scène.