Otello sans Kaufmann mais ovationné au Festival d’Aix-en-Provence
Une longue standing ovation conclut les dernières secondes de cette représentation, alors que Jonas Kaufmann, très attendu dans le rôle-titre, notamment dans son face-à-face avec Ludovic Tézier, a dû déclarer forfait. Il « soufre d’une infection microbienne, et doit subir un lourd traitement antibiotique qui l’empêche de se produire sur scène » (ce qui l'a également contraint à déclarer forfait pour le Concert du 14 Juillet au pied de la Tour Eiffel) précise le programme de salle.
Les costumes, majoritairement queue de pie chez les hommes, pas moins de trois robes différentes, aux couleurs subtilement accordées aux situations, chez Desdémone, ont la saveur du spectacle. Les lumières modèlent avec virtuosité, personnages, musiciens solistes (le hautbois par exemple), les climats et les ambiances (tempête, fureur, trépas, etc.), tandis que le jour ou la nuit embrasent la scène. Enfin (dans cette mise en espace réglée par Romain Gilbert), les déplacements et les gestes des chanteurs, portent en écharpe, celle qui caresse leur cœur, leur personnage, du baiser le plus tendre (Desdémone) à l’agissement le plus fourbe (Iago), en passant par l’acte meurtrier (Otello) ou encore l’acte de foi (Desdémone encore).
Le ténor arménien Arsen Soghomonyan incarne Otello, le Maure de Venise, dès sa première apparition, en personnage impulsif, sanguin, paranoïaque, extrême, et pourtant faible (entre réalité, cauchemar et introspection). De fait, il joue davantage des ouvertures de la mâchoire inférieure et des coups de glotte que des lèvres, de manière à projeter la fureur de ses imprécations au loin et à tenir son regard fixement halluciné. La longueur de souffle et le legato de patricien de ce ténor ombrageux lui permettent d’étreindre sa partenaire, à distance ou avec les mains posées, amoureusement ou dangereusement sur elle.
La Desdemona de Maria Agresta nimbée par une lumière d'icône, parvient à montrer que son personnage est le jouet d’un drame dont elle ne saisit pas l’essence. Ses lèvres laissent passer, en la modelant, une ligne précieuse, au medium miroitant, aux graves de coussinets. L’aigu, dans les pianissimi filés, est duveteux, puis devient platine, pléiade incandescente, avec le drame, la Chanson du Saule, et la prière. Sa main droite, dans les moments virtuoses, semble protéger son larynx, le couver comme un oiselet de feu, à moins que Desdémone ne pressente son étranglement futur. Elle double systématiquement ses voyelles d’ombre et de lumière, avec un travail labial qui souligne l’expressivité de ses mots, accompagné de mouvements de tête, se gardant de regarder Otello. De fait, la langue de Verdi, s’accentue à l’échelle du mot, « jalousie » étant le plus fort. La construction de son chant est guidée par le fil sacré de l’émotion, tandis qu’elle chante sa prière à l’oreille du divin.
Iago trouve en Ludovic Tézier, immense baryton français – marseillais – un interprète à sa dé-mesure, âme sombre qui rôde en tout homme suspicieux, jaloux et violent. L’instrument est parfois rusé, persuasif, tel celui d’un hypnotiseur démoniaque, avec un timbre de panthère noire ou d’hydre sombre, et des douceurs à l’aigu, à se damner : trésor enfoui que Verdi cherche à excaver. Dans l’énergie ordinaire de son personnage, homme de pouvoir et de peu de foi, il creuse son menton pour y faire débouler le son, pétrir les lourdes doublures orchestrales, les tirant vers lui, avec la complicité énergétique du chef, dans un jeu de ping-pong colossal. Il enveloppe le plateau de ses ruses et de ses rires, avec une diction de gastronome.
Le Cassio du ténor Giovanni Sala tire son épingle du jeu, face aux rôles de géant avec lesquels il interagit. Il plastronne, du corps et de la voix, avec un timbre de nuages de beau temps, ouvre ses aigus en corolles, vocalise en gondolier, saupoudre son médium avec un esprit de sel gemme venant corser l’intrigue.
L’Emilia de la mezzo-soprano albanaise Enkelejda Shkoza tient, avec l’aisance de son large vibrato, coulée étirée de miel sombre, et son timbre vermeil, un rôle qui repose davantage sur une présence que sur une performance.
Le Lodovico de la basse italienne Alessio Cacciamani porte haut les couleurs de la République de Venise, avec un timbre léonin, un noble phrasé, une prestance d’ambassade. Le Montano de Giovanni Impagliazzo est tout à son personnage, auquel il prête une voix chaude, nerveuse et calibrée pour une scène emplie de musique et de musiciens. Le Roderigo du ténor italien aussi Carlo Bosi, en nœud papillon et petites lunettes rondes, a le temps de déployer un instrument souple, tantôt suave, tantôt - volontairement - nasillard, une présence inquiétante, qui parvient, en peu de notes et de mots, à traduire le caractère fantoche de son personnage. L’araldo de Giuseppe Todisco est bien sonnant lors de sa courte apparition vénitienne.
Les ensembles, puissants, fidèles à la pensée contrapuntique (lignes musicales mêlées et mariées) du maître de Busseto, forment un composé, une trame, riche de toutes les vitesses et les tailles de vibratos et de vibrations : eau bouillonnante dans le grand chaudron de la scène.
Michele Mariotti, jeune et dynamique chef italien, engagé dans la partition et la représentation à 100%, revient au Festival, après y avoir dirigé́ Moïse et Pharaon en 2022. Il plonge illico le théâtre dans le grand bain verdien, dans la fureur tempétueuse du livret et le creux de ses vagues, avec une énergie à couper le souffle. Le public doit immédiatement s’acclimater à la force de l’œuvre, telle qu’elle est exercée, telle une pression inexorable, mais toujours divertissante, par la partition shakespearo-verdienne. Sa baguette est légèrement tournée vers son cœur, tandis qu’il prend soin d’aligner, avec son extrémité, sa main gauche, à la même distance, démontrant là sa maîtrise de l’espace alloué à la direction. Il virevolte jusqu’à se retourner entièrement, pantomime du chant, ou fait de profondes révérences à tel ou tel pupitre, tandis que ploient les gammes chromatiques descendantes. S’adressant à chaque instrumentiste soliste, il fait crépiter les allumettes de la petite harmonie, les fanfares de la bande organisée des trompettes, résonner les nombreuses mélodies de timbre de la partition (relais d’un pupitre soliste à l’autre). Il devient tennisman sur une terre battue, hautbois alias Desdémone contre trombone alias Otello : un set partout, balles neuves !
L’Orchestre du San Carlo est une machine musicale où les timbales luttent avec les éléments et avec Iago, formant même leur propre mélodie. La « banda » de mandoline et de guitare, faisant écho au Prophète, ponctue de son timbre popularisant, la partie chorale.
Le Chœur du San Carlo est terrifiant ou lénifiant, pétillant ou acclamant, avec une échelle de décibels adaptée aux vastes dimensions de la partition. Il a la virtuosité qui convient à l’écriture complexe que Verdi met dans la bouche de ses chœurs, les pupitres des sopranos et des ténors étant divisés, les valeurs rythmiques des notes étant souvent diminuées (les petites notes crépitantes si chères à Verdi). La Maîtrise des Bouches-du-Rhône, très sollicitée dans l’édition 2023 du Festival (Wozzeck, Le Prophète), flotte avec une candeur de moussaillon (leur costume) dans le grand bain de la scène.
Le public salue la performance et l’engagement de toutes les forces scéniques, avec leur couleur et leur emphase napolitaines, dans une œuvre qui creuse le sillon de la question complexe, tant ses avatars sont nombreux et distincts, de la manipulation, après Così fan tutte, Wozzeck ou encore Le Prophète.