Le Prophète de Meyerbeer triomphe au Festival d’Aix-en-Provence
Cette représentation du Prophète placée sous la baguette de Sir Mark Elder, vient assurément achever de réhabiliter ce Grand Opéra Historique Français de la maturité du compositeur, si tant est qu’il en ait encore besoin. Cette version de concert consacre une fois encore le London Symphony Orchestra qui, en deux semaines de présence, sera parvenu à assurer cinq représentations de Wozzeck, le concert Betsy Jolas/Gustav Mahler, tout en se lançant dans cette grande aventure du Prophète de Meyerbeer qui nécessite un déploiement d’énergie considérable pour mener à bon port ses cinq actes copieux. Ces musiques, ô combien différentes par leur époque et leur origine, bénéficient de la part de l’orchestre des mêmes soins attentifs et soulignent la vaste étendue du répertoire abordé, symphonique ou lyrique, mais aussi de l’érudition imposante de la phalange londonienne.
En faisant appel à Sir Mark Elder, les responsables du Festival jouent, comme lui, sur du velours. Dès l’attaque des premières mesures, tout apparaît en place, inspiré et surtout porté par un chef qui fait vibrer avec toute l’intensité requise cette musique grandiose, dramatique, voire pléthorique, mais qu’il semble aimer au dernier degré. Sir Mark Elder porte à bout de bras, outre l’orchestre dans toutes ses composantes et ses déclinaisons, les imposantes parties chorales si ardues et les interprètes qui ont tous fort à faire.
Sir Mark Elder s’est appuyé sur la version critique de l’ouvrage, avec quelques coupures et quelques reprises non retenues, mais aussi une scène du Couronnement de Jean de Leyde complète, alors que le Ballet des Patineurs à l’acte III est mené en totalité.
Le prélude orchestral habituel remplace l’ouverture plus ambitieuse. Rien de réellement dérangeant, l’ouvrage conservant ici toute sa dimension hautement dramatique et ses ambitions d’origine. Le concert, diffusé en direct sur les ondes de France Musique, faisait par ailleurs l’objet d’une captation en live pour une publication ultérieure par le LSO lui-même avec le concours du Palazzetto Bru Zane. De fait, les Chœurs de l’Opéra de Lyon se trouvent groupés sur la scène côté jardin, tandis que la Maîtrise qui intervient lors du Couronnement trouve sa place devant la porte gauche de la salle côté scène.
Grand titulaire du rôle de Jean de Leyde, Le Prophète désigné, John Osborn paraît tout d’abord se ménager un peu lors de son entrée à l’acte II ou un peu plus tard à l’acte suivant au fameux hymne triomphal "Roi du ciel et des anges". Mais il retrouve ensuite toute sa puissance et son exaltation, délivrant une magistrale leçon de chant français, avec de suaves mezza-voce (à mi-voix), un aigu claironnant ou allégé et toute l’esthétique requise pour ce rôle, notamment au niveau des nuances. Le tout couronné d'une diction remarquée. Son endurance fait merveille tout comme à Toulouse lors de la série de représentations du Prophète.
Mané Galoyan passe avec ferveur, en Berthe, du portrait de la jeune fiancée éprise de Jean à l’acte I à la femme durement soumise aux épreuves mais intensément combative pour retrouver l’homme qu’elle aime, à celle qui constatant avec désespoir que Jean et le Prophète ne sont qu’une même et unique personne. La chanteuse possède une ravissante voix de soprano, ornée de jolies coloratures légères, avec trilles et demi-teintes. La voix au départ un peu en deçà des attentes, se libère plus complètement lors du duo magnifique d’intensité avec Fidès, lorsque la jeune femme se mue en vierge guerrière. Cette prestation très musicale et toute rayonnante de sensualité, se heurte un peu aux difficultés du dernier acte cependant, aux élans plus posément dramatiques.
Les acclamations les plus fournies saluent la prestation magistrale dans le rôle de Fidès de la mezzo-soprano américaine Elizabeth DeShong, déjà invitée au Festival d’Aix à l’occasion de la reprise de la production du Songe d’une nuit d’été de Benjamin Britten (Hermia) dans la mise en scène de Robert Carsen en 2015. Cette voix immense, se projetant sans aucune difficulté, balaie d’un revers de la main l’ambitus démesuré du rôle, du grave aux couleurs surnaturelles émis avec naturel et sans être à aucun moment artificiellement creusé, aux aigus les plus vaillants et par deux fois jusqu’au contre-ut. Le timbre se pare de riches et superbes couleurs, tandis que la virtuosité apparaît sans fard, pleinement maîtrisée sur toute l’étendue du spectre. De plus, sa figure de mère sacrificielle bouleverse par sa densité dramatique, sa forte présence scénique. Les duos fils/mère réellement enivrants atteignent avec John Osborn et Elizabeth DeShong un haut degré d’expression et d’authenticité.
Le trio très efficace des anabaptistes se trouve composé de la basse James Platt (Zacharie), du baryton-basse Guilhem Worms (Mathisen) et du ténor Valerio Contaldo (Jonas) : ils forment un ensemble parfaitement à l’unisson dans le prêche inquiétant, Ad nos, ad salutarem undam qui ouvre leur entrée en scène notamment. La basse James Platt dévoile en Zacharie une voix imposante et sombre, dotée de graves profonds et presque caverneux. L’aigu apparaît plus tiré, moins épanoui tandis que la souplesse ici souhaitée reste à conquérir. Guilhem Worms qui s’affirme avec le temps et sa voix de caractère, pleine et vibrante, trouve à totalement s’exprimer dans le rôle de Mathisen, personnage qui ne cesse d’en appeler aux armes. Valerio Contaldo, habitué du répertoire baroque, donne vie et vivacité à ce personnage de Jonas. Sa voix de ténor agréable et tonique parvient à exprimer des sentiments plus graves, sinon tortueux.
Edwin Crossley-Mercer trouve, dans le personnage du bien peu sympathique Comte d’Oberthal, un rôle qui lui permet de démontrer toute une gamme expressive que sa voix de baryton-basse au timbre particulier et riche ne trouve aucune peine à traduire.
Les trois autres rôles -de soldat- plus brefs, mais somme toute importants dans le déroulé de l’action sont confiés au chanteur belge Maxime Melnik, ténor de caractère et comédien fort remarqué, Hugo Santos baryton-basse encore un peu vert mais plein de promesses et David Sánchez, basse espagnole à la voix posée et tranchante.
Les Chœurs de l’Opéra de Lyon, dirigés par Benedict Kearns, font merveille par leur implication et la force de leur chant. Toutefois, leur place en scène est telle que les voix féminines, pour l’auditeur en salle, recouvrent par instant celles des hommes. Déjà présent avec plusieurs de ses jeunes membres pour Wozzeck, la Maîtrise des Bouches-du-Rhône préparée avec soin par son chef Samuel Coquard est très justement applaudie. La Banda pour sa part, intégrée au concert lors de la scène du Couronnement, est constituée de douze jeunes musiciens classiques (cors, trompettes, tubas, percussions), issus de l’Orchestre des Jeunes de la Méditerranée, partenaire du Festival d’Aix depuis 2014. Cette première expérience lyrique aux côtés du LSO et de Sir Mark Elder constitue une page notable au sein de leur formation.
Ce Prophète le serait-il devenu en ce pays ? Le triomphe réservé à l’ouvrage de Meyerbeer par le public au terme des 4h30 du concert devrait balayer toutes les réserves pour l’avenir (et il reste tant à découvrir et à mettre encore en valeur dans le répertoire lyrique pourtant essentiel de ce sorcier de Giacomo Meyerbeer).