Il Campanello de Donizetti se met au vert du Teatro Colón
C’est presque un mini-festival Donizetti : le soir même où la quatrième représentation d’Anna Bolena (Ôlyrix était à la première) est donnée sur la scène principale du Colón, Il Campanello est accueilli au Teatro Coliseo de Buenos Aires (d’où nous avions déjà relayé en son temps un affriolant Candide). Cette externalisation, dans un théâtre qui est la propriété de l’État italien, se réalise dans le cadre de l'accord de coopération « Divina Italia » signé pour la saison 2023 entre le Teatro Colón et les autorités de l’Ambassade d’Italie à Buenos Aires et de son Istituto di cultura.
Quand Vert opaline rime avec Fluoxétine
La mise en scène de Mariana Ciolfi (qui avait marqué les esprits pour Le Petit Prince de Rachel Portman) est sobre et fonctionnelle. Elle autorise une judicieuse occupation de l’espace avec des décors modulables (Matías Otálora) et des lumières savamment disposées (Fabricio Ballarati) mettant en valeur les jeux de symétrie des chorégraphies et le positionnement des membres du chœur les exécutant avec une rigueur et une malice palpables.
La boutique de l’apothicaire Pistacchio, dont le nom (Pistache) prédestine à la destinée colorée de la mise en scène de cet opéra buffa (1836), est en réalité une pharmacie moderne meublée de stocks de « Felicità », médicament comprenant 20 mg de « Fluxétina », comme l’indiquent les publicités pour cette molécule, un puissant antidépresseur censé avoir les mêmes effets que le spectacle lui-même, placé sous le signe de la comédie, du grotesque, du pastiche, du rire et de la bonne humeur. Il Campanello ne parvient pourtant que partiellement et trop ponctuellement à produire cet effet, beaucoup de scènes souffrant d’un investissement théâtral insuffisant, où la caricature, sans finesse ni nuances, fait parfois office de jeu. Les épisodes d’enivrement en particulier, mécaniques et répétitifs, passent à côté de l’effet comique escompté. La variété et le raffinement des costumes (Stella Maris Müller) impressionnent et rehaussent le niveau d’endorphine du public : la galerie des portraits dressée par Enrico laisse ainsi libre cours, du costume de sacre de Louis XIV (pour le dandy français) à la tenue de scène de Freddie Mercury (pour le chanteur d’opéra ayant perdu la voix), à une imagination débordante.
Génération Millenium en scène et en fosse
César Bustamante est à la tête de l’Orchestre Académique du Teatro Colón et du Chœur de I’ISATC (Instituto Superior de Arte del Teatro Colón). Sa direction fait preuve de pédagogie mais manque aussi d’autorité à l’égard de jeunes musiciens en fosse qui ont tendance à ne pas pouvoir réfréner leurs élans : le début de la représentation voit ainsi des solistes chantant à froid couverts par l’orchestre. Les couleurs émanant des pupitres sont chatoyantes et augurent d’un certain potentiel stylistique, en phase avec l’esthétique buffa. Sur scène, la jeunesse du chœur étonne par son professionnalisme, la spontanéité de sa cohésion, la brillance de son timbre et l’équilibre très mesuré des tessitures le composant. La performance chorale, qui jouit d’une longue tradition au Colón, trouve ici un héritage dont s’empare la jeunesse.
Parmi les chanteurs solistes, les élèves I’ISATC (ou ex élèves récemment diplômés) s’en sortent globalement mieux que leurs aînés. Le vétéran de la soirée est la basse Iván García (enrôlé comme narrateur dans le tout récent Einstein on the Beach, après avoir ému son public pour un récital spiritual, en chantant Hans Werner Henze ou encore Monteverdi). Il donne chair et sang à Annibale Pistacchio, dindon de la farce de Donizetti. Sa voix éclectique le mène sur des registres où il est ici moins à son aise. Si les rondeurs moirées sont toujours caractéristiques de sa voix, elles paraissent moins denses et plus sombres, les médiums, inquiets et emplis de doutes, s’effacent face à la pétulance de l’orchestre. Chemin faisant, Iván García retrouve du volume mais l’enthousiasme n’y est pas.
Le ténor Pablo Truchljak incarne le préparateur de la pharmacie Spiridione. Les projections vocales sont solides et maîtrisées. Le timbre, clair, souple et assez aérien, est homogène tandis que le geste théâtral est relativement assuré.
La mezzo Guadalupe Barrientos chante Rosa, la future belle-mère d’Annibale. Ses inflexions vocales, fortes et enjouées, presque viriles, font écho à un jeu théâtral investi mais qui n’échappe pas aux traits un peu faciles et caricaturaux de celle qui ne dirait pas non à celui qui est sur le point d’épouser sa fille.
Cette dernière (Serafina) est interprétée par la soprano Victoria Sambuelli (prévue dans le cast B) qui remplace au pied levé Ana Sampedro pour des raisons inconnues. La voix, haute et claire, est pétillante et éclatante. Le vibrato est agréable et stylé, élégamment posé, tandis que le phrasé reste soigné et l’articulation ouverte. Gestes et mouvements confortent les forces et les faiblesses de son personnage.
Son prétendant, le jeune et déterminé Enrico, est enfin chanté et joué par Felipe Carelli, qui se taille la part du lion à l’applaudimètre en particulier grâce à sa prestation théâtrale. Ce baryton, qui possède une voix agile et intrépide encore mue par le caractère primesautier de son organe, fait mouche dans son imitation de Freddie Mercury lorsqu’il s’attache, par les vertus de la mise en abyme qui lui font incarner un chanteur factice, à faire chanter le public. Celui-ci répond très spontanément à ses invitations à répéter les onomatopées qu’il produit, à la façon des improvisations dont le chanteur du groupe Queen était coutumier (« Day-O »), héritage vocal reçu d’un Harry Belafonte aujourd’hui oublié des Milleniums.
Le spectacle, accueilli avec bienveillance par un public qui ne semble pas tout à fait conquis, faute d’avoir suffisamment ri, laisse présager d’un futur où le vert de l’espoir saura tout de même prendre la relève.