En attendant Bernstein avec l'Académie de l'Opéra de Paris
"Looking for Bernstein" est le nom de ce spectacle, mais qui aurait pu -et certainement dû- s'appeler "Waiting for Bernstein" ou mieux encore, "En attendant Bernstein", d'autant que la référence à Beckett et à sa pièce "En attendant Godot" est d'emblée citée dans le programme.
Car ce spectacle met en effet en scène ces Académiciens de 2023 comme s'ils étaient des Académiciens de 1990 (costumes inclus, des plus typiques et seyants), répétant un spectacle pour le donner en présence de Leonard Bernstein (ils travaillent ainsi, en attendant Bernstein, plutôt d'ailleurs que "waiting for" qui esquisse la possibilité que l'attente soit vaine -ce ne doit pas être envisageable ici, ce qui rendra d'autant plus déchirant le fait qu'il ne vienne finalement pas). Au contraire, il viendra, c'est sûr, pas question donc non plus de le chercher, et le titre avec "Looking for" ne marcherait qu'en rajoutant "Looking for Bernstein's" : en cherchant la patte de Bernstein, son esthétique. Car les Académiciens répètent ici des morceaux sur lesquels le grand Lenny a mis son empreinte, qu'il s'agisse d'œuvres qu'il a lui-même composées -bien entendu- mais aussi de celles qu'il a dirigées d'une manière inoubliable. D'autant que ce spectacle préparant un spectacle est ponctué de vidéos historiques montrant Bernstein au travail, en concert ou en répétition. Il est d'ailleurs touchant de voir les musiciens reprendre les indications du maestro-vidéo sur les morceaux qu'ils sont en train de travailler.
Toute l'équipe semble visiblement s'amuser de cette reconstitution d'une académie dans des décors on-ne-peut-plus typiques d'un vieux studio de répétition et d'enregistrement avec une petite scène, ses fauteuils et téléviseurs d'époque (un temps d'avant la loi Evin, où l'on fume entre deux morceaux et même pendant que les autres jouent et chantent). Les interprètes se prêtent pleinement au jeu, même à celui qui consiste à jouer des rivalités entre jeunes artistes prometteurs, ou à montrer que deux interprètes peuvent se prendre au jeu de leurs deux personnages amoureux jusqu'à s'éprendre pour de vrai (enfin, pour ce qui concerne les personnages qu'ils jouent jouant des personnages). Surtout, ils se prêtent au jeu de répéter, de (un peu) mal jouer pour reprendre et faire mieux encore, mais le principe peut les mener assez loin et les confronter -même pour de faux- à des situations difficiles à vivre dans le monde réel : être remplacé par un autre qui chante mieux, se voir refuser un rôle pour quelqu'un qui le fait pourtant moins bien, se voir dire qu'on va y arriver de tout de manière... parce qu'on est "jolie". Heureusement, ils s'affirment alors et se lancent dans le morceau qu'ils veulent chanter (un autre habile artifice pour estomper quelque peu l'effet juke-box néanmoins présent avec tous ces morceaux qui s'enchaînent : West Side Story, Carmen, Falstaff, La Bohème...).
Pour l'occasion, un comédien a été engagé pour jouer l'ordonnanceur de ce travail : donnant son avis sur les prestations (toujours en rappelant que Bernstein sera là et qu'il s'agit de lui rendre honneur), mais aussi en rappelant le planning de travail, ou en passant des coups de téléphone (à cadran et à long fil) pour rappeler fermement que l'hôte de marque doit être accueilli au Ritz et pas ailleurs. Ce rôle est pleinement investi par Antoine Ferron qui donne au plateau et aux jeunes artistes l'exemple d'un jeu investi, aussi clair que sa diction.
Le ténor Laurence Kilsby chante West Side Story de ses pleines couleurs soutenues et solaires. Il se meut dans le répertoire de Broadway avec des décrochements typiques, alliant sur sa voix mixte un grand vibrato et une ample articulation : le tout avec dynamisme (prêt à danser, bondissant sur scène, mais sachant retourner dans la douceur d'un timbre de miel).
La basse Adrien Mathonat et le baryton Alexander York font pour leur part le choix de rester dans leur registre lyrique même pour intervenir sur ce répertoire, le premier affirmant sa résonance caverneuse, le second son phrasé corsé et musclé.
Adrien Mathonat trouve l'adéquation entre sa voix et le répertoire lorsqu'il entonne le "Tuba mirum" du Requiem de Mozart, alliant profondeurs cuivrées et vigoureuses sans excès d'obscurité. Alexander York déploie pour sa part davantage son phrasé lié ou glissé avec Mahler.
Lise Nougier allie pour l'Urlicht (Lumière originelle) de Mahler la légèreté de la lumière vocale et la douceur de l'espoir mais vibrante, un peu tremblante dans le grave. Elle insiste ensuite pour faire son air, qui en effet lui va fort bien (à la mesure de l'acoustique de cette salle et de l'accompagnement chambriste dans ces arrangements de Benjamin Laurent). "Sì. Mi chiamano Mimì" de La Bohème installe l'ample assise de ses phrasés se déployant vers un aigu frémissant, d'argent et de givre, auquel elle donne elle aussi quelques couleurs et attitudes subtiles (inflexion et déhanché) de musical : mettant aussi de la Musetta à sa Mimi.
Margarita Polonskaya déploie, même dans une vocalise, un échauffement, son volume et sa projection qu'elle nourrit à l'envi, toujours avec richesse, opulence, régulièrement avec finesse : autant que de besoin. Elle vient ainsi confirmer une nouvelle fois la qualité des prestations qu'elle a proposées toute la saison durant et qui l'appelle sans doute à monter les marches de cette Bastille. Elle conclut sa prestation avec Von ewiger Liebe (D'un Amour éternel) de Brahms, qu'elle chante pour Seray Pinar (qui la chante silencieusement avec elle, des lèvres, sur ses genoux) sur un de ces vieux fauteuils confortables, avant de lui demander sa main.
Seray Pinar se voit pour sa part confier des emplois trop graves, la contraignant à grossir et forcer la voix qui reste tendue dans les accents. Elle a aussi en charge la Passion selon Saint Matthieu de Bach, le fameux air "Erbarme dich" devenu ici "Have Mercy, Lord" qu'elle chante dans une langue encore autre, incompréhensible, hormis peut-être le mot "weeping". Elle rappelle néanmoins l'appui ancré de ses résonnances, homogènes sur toute la tessiture.
Ce méta-atelier montre ainsi aussi la vie entre les répétitions mais également après, les chanteurs entonnant le Lacrimosa du Requiem de Mozart en imitant la manière dont sont élevés vers les cieux l'hostie et le vin à la Messe, mais ici avec leurs boîtes à pizza et packs de bière (l'un des clins d'œil parodiques dans ce spectacle qui est une collection de moments montrant le travail sur différents affects). Cela étant, les chants entonnés bouteille à la main réjouissent le public, autant qu'ils ont dû faire grincer des dents leurs professeurs de chant.
La Valse du Chevalier à la Rose est bien arrosée et chantée à tue-tête. Heureusement Alexandra Lecocq au premier violon tient la boutique, en soliste animant la valse avec légèreté et intensité nostalgique.
Alexander York esquisse la profondeur de voix d'Escamillo, un peu voilée, à la prononciation embrumée notamment par un menton baissé. Le timbre se projette mais la justesse est un peu basse sauf dans les graves. La voix fatigue sur les coups et la longueur de cet air très exigeant.
La soprano Boglárka Brindás transforme le Psalm 148 avec la musique de Bernstein en un numéro avec boa en plumes, alliant sensualité de gestes et paroles divines surtout avec lyrisme vibré, déployé, s'épaississant.
La soprano Sarah Shine brille davantage avec Falstaff, dans la souplesse et la tendresse du velours de son médium, soutenant ses résonances, étincelant dans l'aigu.
Les morceaux sont accompagnés par un ensemble chambriste et/ou au piano, parfois à quatre mains, toujours avec grande application, dans la souplesse pour Mariam Bombrun, avec agilité pour Guillem Aubry. Ramon Theobald dirige les tutti d'une gestuelle ronde, ample, régulière, marquant impeccablement chaque temps et chaque nuance.
"Qui a ajouté Elvis Presley au programme !?" s'agace le grand ordonnateur, auquel répond Alexander York en s'appuyant sur une citation de Bernstein (qui parlait du King of Rock'n'Roll comme de "la plus grande force culturelle du XXe siècle"). Il dégaine alors un micro et sa belle voix de crooner, perdant ses qualités lyriques mais gagnant en chaleur -au son d'Adrien Mathonat à la trompette.
Finalement, Bernstein ne viendra pas, les artistes en pleurs y auront pourtant cru, tandis que les spectateurs les plus aguerris l'auront deviné aux dates de ces séances de répétitions annoncées en surtitres : du 4 septembre au 14 octobre 1990 (jour de la mort du compositeur).
The Show must go on : les chanteurs montent un à un l'escalier de l'Auditorium, vers une ouverture lumineuse, pour rendre hommage à Bernstein (et qui sait, pour monter à leur tour vers la grande salle de la Bastille, rêvant d'y être acclamés comme le spectacle l'est ce soir).