Carmen comme un poison dans l'Aquarium
Les trois lieux de ce drame (la place entre la caserne et la manufacture de tabac, la taverne, l'arène -qui d'ailleurs résonnent assez avec les bâtiments et l'histoire de cette Cartoucherie de Vincennes devenue lieu de culture) sont ici proposés dans trois lieux de la Cartoucherie (Cécilia Galli signe scénographie-espace-habillage) : le public prend d'abord place sur des bancs et tabourets dehors devant les volets et la porte bleus du Théâtre de l'Aquarium pour un début musical en plein air (même le piano est de sortie), puis il est invité par les artistes à se déplacer vers une petite clairière et prendre place sur des nattes sur l'herbe pour une séance musicale endiablée -à la Kusturica- chez Lillas Pastia (incarnée par la metteuse en scène Jeanne Desoubeaux en personne) avec microphones et haut-parleurs pour les instruments et la voix, avant de retourner en salle (dans le Théâtre de l'Aquarium) pour le terrible final autour d'une arène de sable et bientôt de sang (celui du taureau sur les mains d'Escamillo, puis celui de Carmen sur celles de José).
Bien entendu, impossible de ne pas penser au légendaire spectacle qu'est La Tragédie de Carmen de Peter Brook en assistant à un spectacle comme celui-ci qui concentre et réinterprète l'intrigue et la partition. Le fantôme de celui qui nous a quittés l'année dernière plane et passe bien sûr sur ce spectacle, il s'assoit un instant avec nous, souffle une deux choses aux artistes mais il repart et leur laisse toute leur Licence créative, inspirée, et actuelle. Et ce d'emblée, la performance s'ouvrant par un cours d'auto-défense féministe prodigué par Mercedes et Frasquita (qui s'y connaissent en la matière). Ce cours sera utile à Micaëla (d'autant qu'elle est incarnée par la même artiste que Frasquita) qui n'hésitera pas à sortir son opinel face à l'insistance prédatrice des soldats. Mais hormis ce lien, ce concept pourtant annoncé comme un leitmotiv de cette proposition artistique fera long feu, et ne reviendra plus. Au contraire, l'héroïne aura oublié sans doute la première consigne qui aurait dû être donnée : il faut partir à la première gifle (ici Don José violente ainsi Carmen dès qu'il sort de prison -au moment où le livret dit certes qu'il lui "saisit brusquement le bras"-, et c'est pour tenter de se faire pardonner qu'il chante "La fleur que tu m'avais jetée" devant Carmen qui certes lui dit ici "Ce que tu viens de faire c'est pas possible" mais qui reste et qui l'invite ensuite à aller là-bas là-bas dans la montagne). Certes, à la fin du drame, lorsque Carmen mourra sous les coups de poings de Don José après qu'il l'ait tirée par les cheveux jusque derrière le piano, le spectateur conscient pourra se dire rétrospectivement qu'il aurait fallu intervenir plus tôt. Mais quitte à donner un cours de self-défense-féministe pourquoi ne pas penser un personnage qui rappelle cette consigne ? Quitte à reconfigurer -comme ici- la partition, pourquoi ne pas faire chanter à Mercedes et Frasquita, au moment de la gifle, leur passage final où elles mettent en garde Carmen ? C'est à ce moment qu'aurait vraiment résonné le "Carmen, un bon conseil, ne reste pas ici." D'autres éléments également "problématiques" peuvent toutefois être, légitimement pour leur part, considérés comme des adresses directes au public, quitte à prendre le livret à contre-sens (l'ultime exemple étant bien entendu l'ultime intervention de cet opéra, lorsque Don José chante "Vous pouvez m'arrêter" juste avant de prendre ici la poudre d'escampette par l'issue de secours, sans que personne ne lui coure après, tout le monde restant pétrifié).
À savoir : Jeanne Desoubeaux mettra en scène une autre légendaire et tragique figure féminine bohémienne : La Esmeralda de Louise Bertin à l'Opéra de Saint-Étienne la saison prochaine
La poignée de solistes s'investit pleinement dans le spectacle, à corps perdus (à voix aussi parfois). Certains sont plus acteurs que chanteurs, d'autres l'inverse mais, en cela, tous montrent des qualités et un travail tout à fait remarquables sur l'alliage des deux (d'autant qu'ils assument les ensembles et même des chœurs).
C'est évidemment Jean-Christophe Lanièce qui domine le plateau lyrique, dans son double rôle d'Escamillo et de Morales (rôle qu'il vient de chanter cette saison à l'Opéra Comique de Paris). Il laisse du toréador un souvenir d'autant plus inoubliable dans sa tenue des plus particulières, son gilet effectivement de corrida étant son seul habit en haut, et de la même couleur que son short de cycliste ajusté au plus près. La scène en clairière étant amplifiée, il chante "Votre Toast" avec un micro qu'il tient loin et pourtant encore trop près, tant l'amplification semble inutile à sa voix vigoureuse, au souffle long, à son timbre musclé.
Igor Bouin incarne le lieutenant Zuniga avec une assurance musicale et théâtrale (qu'il avait déjà montrée dans un tout autre registre -quoique- pour le Bingo ! loto musical à Vézelay), à l'aise aussi bien pour interagir avec ses camarades qu'avec le public. La voix ronde est bondissante, avec un phrasé agile mais sachant s'allonger et s'élargir. Il rend ainsi pleinement la dualité de son personnage, d'abord carnassier puis de plus en plus enjôleur.
Le parcours de Don José est une descente aux enfers, mais rarement autant qu'avec l'incarnation de Martial Pauliat qui commence par camper un personnage lunaire, un peu niais et fort victime, pour tomber par étapes terrifiantes dans la folie criminelle. Son jeu ainsi que sa voix rendent pleinement ce parcours, d'autant qu'il sait merveilleusement adoucir sa ligne de ténor dans un aigu soulevé avec douceur au début de l'opéra, alors que les sommets lyriques qui suivent le font dérailler.
Anaïs Bertrand donne à Carmen, personnage de feu et de glace, l'oxymore d'une voix capitonnée et capiteuse, basée sur un timbre sombre et épais dans le médium grave, mais d'où surgit un aigu pointu-piquant. Agathe Peyrat donne à Frasquita (puis à Micaëla) son aigu lyrique et vibré, tandis que Pauline Leroy doit un peu élargir sa conduite vocale en Mercedes, mais les deux participent pleinement aux petits ensembles, leur donnant toutes les couleurs sucrées et voulues de sirènes ou de films Disney.
Un trio (seulement) d'instrumentistes donne vie à la partition de Carmen tout au long de la soirée, avec tout l'investissement, l'agilité, la malléabilité imaginable et souhaitable pour assumer une telle mission, celle de rendre de telles harmonies et couleurs, en portant l'univers de Carmen et en soutenant les chanteurs (qui certes viennent leur prêter main forte par moments : Jean-Christophe Lanièce tient bien les notes à la trompette et Igor Bouin les marque bien au trombone, ces dames maniant claves et Ukulélés).
La partition est avant tout assurée par la pianiste Flore Merlin qui joue même de la "harpe" (en pinçant les cordes dans son instrument directement). Solène Chevalier au violoncelle assume le lyrisme des lignes musicales mais aussi la fonction d'une contrebasse ponctuant les accords des notes et ambiances fondamentales de l'harmonie. Vincent Lochet enfin donne toutes les couleurs des contrechants à sa clarinette.
Le spectacle et les artistes reçoivent un accueil triomphal : encore une production qui fait grand BRUIT.