Chants libres à la Philharmonie
La Grande Salle de la Philharmonie de Paris est à l'image de l'action de la Fondation : sur le plateau comme en salle (d'autant que le public est immergé dans le spectacle, par la scénographie reposant uniquement sur les mouvements des corps-voix-lumières), animée par l'intensité des prestations immersives, par le son qui résonne et entoure, par l'émotion de voir petits et grands (coffres vocaux) se réjouir au plateau. Enfin, avec un chant participatif, l'hymne du Festival qui conclut cette heure musicale chorale.
Le programme choisi donne le la, de cette richesse bondissante : la soirée parcourt les siècles (de la Renaissance à nos jours), les continents, les traditions dites folkloriques et classiques, en montrant justement combien ces morceaux peuvent dialoguer entre eux, et même combien chaque morceau ainsi défendu est à la fois savant et entraînant. La soirée permet ainsi au public de se faire toute une éducation chorale en une heure de temps, depuis Roland de Lassus jusqu'à Poulenc en passant par Brahms et Schubert, alternant avec des airs traditionnels de Finlande ou d'Écosse. Pour ne citer qu'un exemple de cette richesse, le morceau Harriet Tubman (hommage à cette militante abolitionniste) composé en 1977 par le compositeur d'opéras Walter Robinson, est connu pour ses reprises par des chanteurs folk.
Ces morceaux et les différents ensembles invités de cette soirée résonnent d'autant mieux ensemble qu'ils s'enchaînent de manière dynamique, passant d'un air à l'autre en se passant le relais dans des changements de lumière et de tonalité, en courant, s'entremêlant, s'asseyant pour écouter la phalange suivante..., avant de chanter avec elle, le tout dans des transitions de lumières et de tonalités musicales, riches mais complémentaires.
Mathieu Romano, chef de l'Ensemble Aedes, est responsable de la direction artistique de la soirée, et dirige les moments de tutti réunissant les deux centaines de voix, dans cette mise en espace de Christine Bonneton. De quoi apprécier l'identité et la richesse de ces ensembles lauréats du Prix Liliane Bettencourt pour le chant choral (l'Ensemble Aedes donc, la Maîtrise de Sainte-Anne-d'Auray dirigée par Gilles Gérard, la Maîtrise de l'Opéra de Lyon par Karine Locatelli et la Maîtrise Populaire de l’Opéra Comique par Sarah Koné et Clara Brenier) ou du soutien de sa Fondation (pour le chœur d’adultes professionnels du nouveau programme EVE : initiative présentée dans notre autre article).
La diversité est aussi celle des effets musicaux et sonores, les accords purs côtoyant des incantations mystiques, des sirènes aquatiques ou d'alarme. Chaque ensemble apporte sa propre pâte, sa propre malle sonore mais en tendant aussi la main (et la voix) vers les autres.
La Maîtrise de l'Opéra de Lyon montre d'emblée la souplesse de son phrasé par la tendresse des timbres, avec une grande conscience des effets de nuances et de matière (malgré quelques tensions et blancheurs dans les passages les plus exposés). Les voix restent douces même quand les premiers effets de vibrato se montrent un peu tremblants.
Le temps de faire monter le volume de leurs voix et baisser le léger stress bien compréhensible pour de jeunes chanteurs, seuls à leur tour à leur moment de briller par la seule lumière de leurs voix sur ce grand plateau si souvent empli d'instruments et ici entièrement vide, face à tout ce public... ce temps d'adaptation bientôt passé par la Maîtrise de Sainte-Anne-d'Auray, laisse place à leur maîtrise de l'harmonie et de la mélodie, en contrepoint (lorsque les mélodies se mêlent) ou en très clairs pans de chants par plans de pupitres, se calant et se répondant avec délicate justesse, tout en chantant à chaque voix.
Dès leur entrée en tournoyant et bondissant au son du tambour, comme tout au long de la soirée en animant les transitions et surtout dans leurs prestations, la Maîtrise Populaire de l’Opéra Comique affirme et confirme son grand investissement coutumier : chantant et dansant (et en même temps) avec des accents énergiques, donnant beaucoup de souffle (mais en ôtant un peu de son) et un accent typiquement français en anglais. Leur performance est souvent enthousiaste, la plupart du temps très appliquée, mais trop exigeante parfois (il suffit d'un mouvement de corps ou de voix imprécis pour faire choir l'autre, et l'ensemble, mais un temps seulement, ou une mesure, pour ces jeunes artistes funambules).
Chaque chef, de chacun de ces ensembles, conduit ce soir avec les qualités indispensables et très précieuses pour l'exercice : leurs mouvements sont amples et clairs, énergiques et précis. Au point que chaque chef semble presque s'être inspiré en cette occasion des techniques de ses collègues, même pour diriger son propre ensemble, rappelant en fait combien de maturité demande la direction d'une maîtrise d'enfants et ce qu'il faut de caractère juvénile pour entraîner des voix adultes charpentées (a fortiori dans un tel exercice) : la battue de Mathieu Romano, chef d'un ensemble professionnel, se fait également très didactique et pour cause, il dirige également ce soir les grands tutti avec des gestes immenses, immensément clairs et qui deviennent eux-mêmes bondissants pour se transmettre à l'immensité de ce plateau et de la salle.
Dans les tutti soutenus avec la dévotion et l'application des voix placées et de métier d'Aedes et du chœur d’adultes professionnels EVE, les rythmes, les sons, les intervalles, les accords et les intentions se transmettent d'un bout à l'autre des phalanges, et à travers le public.
Sommet de cette soirée, le chœur Aedes se lance dans le sommet choral qu'est Liberté d'Éluard et Poulenc. Le chœur est très espacé, ce qui n'amoindrit pourtant pas le lien entre leurs voix et l'entente de ces poignants glissements harmoniques. Surtout, ces interstices entre les choristes sont bientôt remplis par les maîtrisiens, qui viennent nourrir dans un surcroît intergénérationnel cet hymne de paix (en reprenant l'entêtant "J'écris ton nom" et quelques mouvements mélodiques les plus diaphanes, adaptés à leurs niveaux et gosiers).
Cet hymne symbolique à la liberté appelant à une libération en temps de guerre (l'occupation allemande de la France) fait place à un autre, le Va pensiero (chœur des esclaves dans Nabucco, qui permit en son temps à Verdi de dénoncer lui aussi l'occupation de son pays par une puissance étrangère : l'Italie par l'Autriche).
Ce Va Pensiero est donné dans une version recomposée par Franck Krawczyk, version qui a été donnée à chaque étape de ce Festival Chants Libres. Les paroles italiennes alternent avec celles réécrites pour Nana Mouskouri (qui a aussi contribué en son temps à la popularité de ce thème Verdien avec sa chanson "Je Chante avec toi liberté"). La recomposition ménage ses effets en faisant contribuer progressivement les différentes phalanges au résultat global. Le résultat n'en demeure pas moins touchant et déconcertant, par l'écart entre les registres des paroles italiennes et françaises, comme entre la profondeur de cette musique et les mouvements chorégraphiques auxquels se plient les choristes avec le sourire : pliant le genou en tournant d'un côté et de l'autre, faisant le roseau en se balançant, balançant leurs bras, un pas en avant un pas en arrière (et puis diverses combinaisons de ces gestes, plus ou moins synchronisés)...
Mathieu Romano se retourne vers la fin vers le public pour l'inviter à chanter également mais seule lui répond une poignée de voix (sans doute les afficionados de Nana Mouskouri dans la salle). La phrase qu'il s'agissait de chanter était pourtant dans le programme, la seule dans ce concert voulu sans texte et sans surtitre, visiblement pour inviter le public à plonger dans l'expérience sensorielle, ce que le public fait pleinement.
Retrouvez notre grand format consacré à Chants Libres à travers les régions
La salle entière fait un triomphe à tous les artistes, et Mathieu Romano fend les rangs pour faire applaudir chaque ensemble, qui reçoit toutes les marques d'un public exalté exultant : s'en donnant à son tour à c(h)œur joie.