Le Met et ses stars en tournée à la Philharmonie de Paris
La star de la soirée c’est l’Orchestre du Metropolitan Opera que Yannick Nézet-Séguin présente à la fin du concert comme « l’un des meilleurs du monde ». Effectivement, dès les premiers accords, cette phalange rutile comme une voiture de luxe, réagissant à la moindre inflexion, capable en un instant de déployer toute sa puissance voluptueuse. Le son est brillant, avec des reflets d’argent presque froids, les cordes s’appuient sur des graves sonores et ronflant, les cuivres rugissent avec férocité dans Bernstein et les bois déploient tout leur chant dans Tchaïkovski.
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À la tête de cette Rolls-Royce, Yannick Nézet-Séguin (qui ouvrait déjà cette saison de la Philharmonie de Paris en compagnie d'Angel Blue mais à la tête de son autre phalange : le Philadelphia Orchestra), rayonne, souriant et énergique, salué chaleureusement dès son entrée. Dans les Danses symphoniques de West Side Story (Leonard Bernstein) le chef s’amuse à démontrer toutes les possibilités de l’instrument exceptionnel qu’il a face à lui, cinglant et agile quand il faut danser, tendre et voluptueux lorsque la musique se fait plus lyrique. La mise en place impeccable donne toute son efficacité à cette vision sans sourire, qui vise plutôt une émotion au premier degré.
L’instrumentation riche et inventive dans Heath - King Lear Sketches, évocation assez narrative de la pièce de Shakespeare, composée par Matthew Aucoin et créée seulement quelques jours plus tôt au Carnegie Hall de New York, succède naturellement à Bernstein. Plus que le début qui tente de créer une atmosphère de menace mais sans beaucoup de mystère, restant mezzo forte, l'auditeur retient la deuxième partie, “le fou” pour son chaos organisé, percutant et exaltant, qui emmène l’œuvre jusqu’à la fin. Roméo et Juliette - Ouverture-Fantaisie de Tchaïkovski fait lever une partie du public de son siège : l’adéquation entre le chef et ce répertoire tout en passion est visible. Yannick Nézet-Séguin gère d’une main de maître les contrastes de la partition, faisant de chaque thème un véritable personnage d’opéra.
Après l’entracte, rentrent Angel Blue et Russell Thomas pour le début de l’acte IV d’Otello de Verdi. Cette deuxième partie de concert s’ouvre donc sur l’air du Saule qu’il n’est pas facile de faire vivre sans la tension des actes précédents. Pourtant il suffit des mesures de l’introduction orchestrale, dirigées avec grâce par Yannick Nézet-Séguin, pour que le visage d’Angel Blue se charge de la douleur et de l’épuisement de Desdémone : elle conduit tout son air avec cet engagement dramatique qui donne sa force aux mots et aux répétitions de « Salce ». Le public est embarqué dans l’émotion et retient son souffle (sans applaudir) après la dernière note de l'“Ave Maria” qui a des airs de méditations profondes : les mains ouvertes et les paupières fermées. C’est aussi la voix d’Angel Blue qui touche : les premières notes frappent d'emblée par ce medium voilé, qui laisse entendre de l’air, avec un timbre profond aux résonances presque métalliques. Partant de ce brouillard chaud, la voix se centre quand elle monte jusqu’à des aigus puissants, ronds et colorés : un instrument étonnant et sonore sur toute la tessiture, porté par une belle diction et une musicalité expressive.
Face à elle, son Otello a les traits de Russell Thomas : le ténor coule sans peine son timbre sonore dans les éclats autoritaire du Maure, avec un certain panache et une fraîcheur qui est rarement celle des chanteurs à la fin de l’opéra. Solide comme un roc, il affronte sans difficultés les dernières pages du rôle avec un « Niun mi tema » plus brillant que douloureux. Le chanteur tente d’alléger cet instrument tout en obscurité et en éclats (rappelant sa prestation dans La Force du destin à Bastille en fin d’année dernière) dans des piani un peu fabriqués, donnant l’impression d’une musicalité parfois de surface surtout en comparaison du chant à fleur de peau d’Angel Blue.
En Emilia, Deborah Nansteel apporte une présence attentive, véritable soutien de Desdémone qu’elle cherche du regard et de la main pendant son air. Mezzo aux graves poitrinés et sonores, elle fait entendre un timbre intéressant, rond et vibrant, un peu nasal.
Les autres rôles n’apparaissent qu’un instant lorsque le stratagème de Iago est révélé : ils n’ont qu’une phrase ou deux pour se faire entendre. Tous sont engagés et sonores (taillés aux dimensions du MET) : Michael Chioldi (Iago) a de l’autorité à revendre, Errin Brooks (Cassio) laisse apercevoir une voix de ténor insolente, Adam Lau (Montano) fait entendre un timbre caverneux, quand Richard Bernstein (Lodovico) se contorsionne pour faire entendre son baryton-basse puissant.
Le public réserve un accueil exalté aux artistes à l’issue de ce concert Shakespearien, et se voit récompensé par un bis : Adoration de Florence Price, compositrice dont Yannick Nézet-Séguin s’est fait le champion. Les spectateurs peuvent admirer l’archet virtuose du premier violon David Chan, sensible et doux.