Anna Bolena au Teatro Colón, version semi-scénique loin de la demi-mesure
Détail curieux des programmations du premier Colisée argentin, la tragédie lyrique Anna Bolena n’y avait pas été représentée depuis sa première dans ce théâtre, en 1970. Enfin annoncée durant la présentation de la saison 2023 en version de concert avec Maurizio Benini comme chef en scène et Maria Agresta dans le rôle-titre, ce retour en grâce (au sens propre comme au figuré) l’est en réalité par une version semi-scénique dynamique et épurée qui voit Iñaki Encina Oyón finalement en fosse et Olga Peretyatko (restée dans les mémoires pour ses débuts au Teatro Colón il y a peu) occuper la délicate charge du rôle éponyme.
Sobriété et dynamisme en scène et en fosse
Surprise heureuse : le spectacle présente bien une scénographie minimaliste, et non minimale, très élaborée, conçue par Gabriel Caputo et dirigée par Marina Mora. La mise en espace est d’autant plus dynamique qu’elle est appuyée par de chatoyantes lumières d’ambiance (Rubén Conde) qui varient en fonction des tonalités du texte et de la musique. La scène voit relégué à l’arrière-fond le chœur, les femmes placées côté jardin et les hommes côté cour. Le décor est spartiate mais très efficace : de discrètes cordelettes verticales, à la façon des cordes d’une harpe (censée être pincées par Smeton dès le premier acte et évoquées par Anna Bolena elle-même à l’acte II), entrecoupent l’espace qui sépare les choristes des solistes, répartis eux-mêmes sur six marches de hauteur variable, formant ainsi une sorte de podium disposé en angle. Les chanteurs au premier plan, costumés (par Mercedes Nastri) dans la couleur du deuil à venir, n’ont pas une marche qui leur est définitivement assignée et ne sont absolument pas statiques. Chacun des sept solistes ne regarde que très peu – voire pas du tout comme c’est le cas pour Olga Peretyatko – le pupitre disposé sur la marche qu’il ou elle occupe, dont le public a tendance à oublier la présence dans la demi-obscurité ambiante. Les partitions sont connues de mémoire et cette maîtrise autorise un véritable jeu théâtral, des mouvements scéniques et des déplacements, des entrées comme des sorties de scène : aucun chanteur, aucune chanteuse ne reste en scène assis(e) en attendant son tour. L’heureuse mobilité des chanteurs trouve toutefois parfois ses limites dans ce qui n’est pas non plus une mise en scène en bonne et due forme : lorsqu’Anna Bolena est censée s’évanouir, Olga Peretyatko n’a d’autre choix que de rester debout. La chanteuse russe cesse toute forme de mobilité et tourne le dos au public à ce moment-là, mais cela touche bien là aux limites du dispositif.
Sobriété et dynamisme sont aussi des principes régulateurs mis en œuvre en fosse par Iñaki Encina Oyón. Dès l’Ouverture, les ressources aiguisées de l’Orchestre permanent sont sollicitées par l’équilibre des formes et des timbres. Sans élan trop excessif et aguicheur, sans jeu trop facile sur les volumes, Iñaki Encina Oyón réussit le tour de force d’instiller un sens du drame assez aigu à ses musiciens, jouant de subtiles nuances et s’attachant à rendre tant par l’esprit que par la lettre de la partition le style même du bel-canto. Parallèlement, le chef espagnol est particulièrement attentif à ne jamais couvrir les voix, son action étant dévolue à laisser à l’organe vocal dans son essence un protagonisme central.
Le protagonisme des voix
Le Chœur permanent, dirigé par Miguel Martínez, forme à lui seul un personnage collectif de premier plan qui apporte, par sa clarté et sa densité, une véritable épaisseur dramatique. Le protagonisme s’inscrit aussi à travers de fortes personnalités vocales chez les solistes, le cast retenu faisant corps avec les personnages qu’il est censé incarner. La dimension théâtrale est sans nul doute un aspect non négligeable dans cette appropriation des rôles, le jeu et l’introspection physique facilitant la justesse stylistique de l’émission et la puissance des projections vocales.
Olga Peretyatko (Anna Bolena) est la diva de la soirée : la soprano russe impressionne par sa maîtrise et sa technique, même si la longueur du rôle induit quelques signes de fatigue en fin de spectacle, avec des médiums plus faibles. La fluidité du timbre sied bien à son personnage d’Anna Bolena. Avec agilité et volume, ses puissantes projections filent tout droit vers les cimes des aigus. Son sens vocal du drame, en écho de l’orchestre et des injonctions d’Iñaki Encina Oyón, les nuances de son phrasé en font une interprète habile et élégante dans des projections lisses, tantôt affilées par l’amertume, tantôt aiguisées par l’espoir. Le timbre est chaleureux et généreux, le vibrato toujours agréable et discret.
La mezzo Daniela Barcellona (Giovanna Seymour), très investie sous l’angle théâtral, ne semble pas en possession de toute sa voix au lever de rideau. Le vibrato, trop marqué et d’une amplitude sinusoïdale un peu désuète, est instable et lui joue des tours concernant la justesse des aigus de notes finales. Une fois la voix correctement chauffée, ce phénomène s’estompe pour disparaître heureusement à l’acte II. Sa voix perçante, plutôt sombre au départ, s’éclaircit et devient plus souple et malléable, une certaine brillance luisante s’en dégage et lui permet de maintenir avec courage et vigueur un cap vocal exigeant, notamment dans ses duos.
Le personnage travesti de Smeton, dévolu à une voix de contralto, est chanté par la mezzo Florencia Machado. La plasticité de sa voix, la justesse et la robustesse de ses graves lui permettent de tenir ce rôle sans effort apparent : la voix reste posée et assurée, soutenue par une articulation ample, tandis que le timbre demeure soyeux et souple.
Dans rôle d’Enrico, le baryton-basse Alex Esposito était très attendu et ne déçoit pas : l’élégance et la puissance de son timbre dévoilent une rondeur et une homogénéité de couleur sur toute la tessiture, avec une facilité dans les aigus, de l’aisance dans les médiums et une assise certaine dans les notes les plus graves. L’investissement du geste, ferme et assuré, conforte celui de la parole.
Le jeune ténor basque Xabier Anduaga (à peine 28 ans) est la révélation de la soirée : son Lord Percy est une incarnation du raffinement du bel canto. La clarté du timbre, la noblesse du phrasé, la pureté et l’agilité de ses projections, longues et lumineuses, le mènent vers les hauteurs du bon goût… et d’une brillante carrière internationale. L’équilibre et l’homogénéité de son duo avec Anna (acte I) lui donnent les faveurs du public.
Cristian de Marco imprime une voix de basse assez volumineuse et profonde, avec des reliefs marqués, pour incarner Lord Rochefort.
Le ténor Santiago Vidal est, à l’image de son personnage (Hervey), plus en retrait. Mais sa voix prodigue des accents alertes et déterminés, mus par une voix claire et une articulation ouverte.
L’ensemble des chanteurs, les musiciens en fosse et leur chef sont très chaleureusement accueillis, à l’exception de quelques (rares) huées isolées pour l’équipe technique. L’attitude du public est le point le plus critiquable de la soirée. Entre chutes, sonneries et notifications de téléphones, toux intempestives (c’est le début de l’hiver en Argentine) et ronflements éveillés, rien n’aura décidément été fait dans la demi-mesure pour cette Anna Bolena.