La Traviata de Jean-François Sivadier renaît à Nancy
Créée lors du Festival international d’art lyrique d’Aix-en-Provence de 2011, la mise en scène par Jean-François Sivadier de La Traviata de Verdi fait partie de ces spectacles mythiques dont on ne saurait ni se passer ni se lasser. Donné à Dijon en décembre de la même année, il a été depuis lors, programmé de façon régulière, faisant les beaux soirs de l’Opéra de Vienne où il a été tour à tour servi par de brillantes interprètes. Irina Lungu, Ermonela Jaho, Albina Shagimuratova, Marina Rebeka et Ekaterina Siurina se sont en effet toutes succédé pour se mesurer à la créatrice de la production, la grande Natalie Dessay, pour qui une telle prise de rôle constituait à la fois l’aboutissement d’une conversion vocale ardemment désirée, mais également un quasi adieu à la scène lyrique. Le parallèle entre le triste destin de Violetta Valéry et celui d’une immense interprète brûlant sur scène de ses derniers feux n’avait pas échappé alors. Le contexte était si fort qu’il demeure toujours présent, avec le défi que représente pour une jeune chanteuse quasiment inconnue (mais que nos lecteurs ont découverte en Gilda à Liège et présentée par le Directeur nancéien) la prise de rôle d’un des personnages les plus riches et les plus fascinants de l’histoire de l’opéra.
La mise en scène de Jean-François Sivadier demeure mémorable pour tout le dépouillement qui la caractérise, ainsi que la dimension méta-opératique qui en informe la lecture. Cette dernière fait en effet apprécier au public autant l’exhibition des artifices de la création artistique d’un théâtre en train de se faire que la beauté plastique et l’efficacité dramatique du produit fini, réduit à l’essentiel. Selon un procédé désormais bien connu, le spectacle commence avant le lever de rideau, quand le public installé dans la salle découvre les artistes déambulant sur le plateau en se préparant pour la représentation. Nul ne saura s’il assiste à l’opéra ou à une répétition de l’opéra. Si les deux premiers actes ne font pas entièrement l’économie d’éléments de décors (d'Alexandre de Dardel) – quelques tables et chaises pour les fêtes de Violetta et de Flora, des toiles de maîtres pour l’acte de la campagne –, ils n’ont visiblement aucune intention réaliste. Le spectateur n’en goûte pas moins la magie et la féérie d’éclairages (Philippe Berthomé) qui semblent illuminer autant les âmes que les corps. C’est encore le tableau final qui est le plus prégnant, la nudité quasi-totale du plateau s’accordant avec un dénouement qui ne laisse la place à aucun avenir et à aucune rédemption. Ce rejet du réalisme pourrait presque faire regretter la gaucherie scénique de certains acteurs, ainsi que le côté par trop artificiel – mais peut-être voulu – de leur jeu. Trop de vestes ou accessoires vestimentaires jetés à terre, parfois sans raison apparente. Il n’y a décidément aucune limite à l’épure.
Le spectacle a sans doute connu à Vienne des distributions plus éclatantes que celle proposée ce soir par l’Opéra national de Lorraine. La jeune Albanaise Enkeleda Kamani effectue néanmoins, en Violetta, une prise de rôle remarquée. Si elle met quelque temps à chauffer sa voix au cours du célèbre brindisi et du premier duo avec Alfredo, son air “Ah forse lui” fait valoir de subtiles demi-teintes, une ligne élégante et bien conduite ainsi que de vraies couleurs de soprano lyrique, certes encore relativement léger. La cabalette (reprise) du premier acte pourrait avoir plus de puissance, de même que les grandes phrases de l’acte deux. Le dernier acte la trouve en revanche en pleine possession de ses moyens.
Son Alfredo, le Mexicain Mario Rojas, met lui aussi quelque temps à trouver ses marques, mais il finit par révéler un joli ténor agréablement timbré, relativement à l’aise dans les hauteurs de la voix, et il se tire avec honneur d’une tessiture généralement éprouvante pour les ténors de sa catégorie vocale.
L’organe généreux ferait, mieux conduit, un baryton Verdi de Gezim Myshketa (en père Giorgio Germont), mais sa voix est marquée de heurts et d’aspérités.
Comme souvent à Nancy, les comprimarii sont tous généralement très accomplis, et permettent de distinguer tout particulièrement le mezzo chaud et capiteux de Majdouline Zerari en Annina, le ténor rossinien de Grégoire Mour en Gastone, ainsi que le baryton vibrant et bien placé de Yoann Dubruque en Baron Douphol.
Belles prestations également de Marine Chagnon en Flora élégante et bien chantante, Jérémie Brocard en Marquis d’Obigny aux beaux accents cuivrés et Jean-Vincent Blot en Docteur Grenvil, noble et émouvant dans ses quelques phrases du dernier acte, ainsi que du Chœur de l’Opéra national de Lorraine, particulièrement investi dans cette production qui ne cherche à mettre personne en vedette.
À la tête de son orchestre, la cheffe polonaise Marta Gardolińska met l’accent, en plein accord avec les choix esthétiques de la production, sur la dimension intimiste d’un ouvrage qu’elle débarrasse des flonflons que d’autres lectures cherchent à privilégier. À ce spectacle de la plus grande cohérence, confié à une distribution jeune et engagée, le public nancéien réserve un accueil particulièrement enthousiaste.