Violet de Tom Coult fait grand BRUIT à l'Aquarium
Au premier jour de cette histoire, l'horloge saute de minuit à une heure du matin. Ce n'est pourtant pas le bon horaire pour passer à l'heure d'été, non, l'explication est plus simple et plus surréaliste à la fois : le monde a tout simplement perdu une heure. Et puis une deuxième le lendemain, et puis trois le surlendemain, et ainsi de suite chaque jour... le Jour 7 ne dure que 17 heures, le Jour 14 seulement 10h... une heure disparaît chaque jour jusqu'à ce qu'il ne reste plus rien. Cette histoire mise en mots par Alice Birch (née en 1986) et en musique par Tom Coult (1988) a la force de ces contes fantastiques, étranges et terrifiants, racontant une histoire impossible mais qui nous parle d'autant plus qu'elle raconte si bien notre monde absurde (ce compte-à-rebours est celui de notre planète face aux dérèglements humains), et qu'elle plonge les personnages dans des abîmes saisissant le spectateur (ce compte-à-rebours est celui de notre vie) : dans la tradition de Poe (et pour cause, cette histoire résonne avec Le Diable dans le beffroi où un diabolique violoneux fait sonner un treizième coup au clocher) ou de Kafka, dans cette ambiance à la Henry James dans Le Tour d'écrou, mis en musique par Benjamin Britten.
Justement, la filiation esthétique s'impose, celle de la modernité anglaise de l'opéra, reliant trois générations : Benjamin Britten et Henry James, George Benjamin et Martin Crimp, et donc désormais Tom Coult et Alice Birch. Cette filiation s'impose, dès la genèse de ce projet, Violet étant une commande de la fondation Britten-Pears Arts, à ce compositeur Tom Coult qui eut George Benjamin comme professeur au King's College de Londres.
La filiation s'impose dans les contenus de cette œuvre, sa musique s'inscrit dans cette filiation artistique, jusqu'à ses quatre personnages : le mari (Félix) et la femme (Violet) semblent des rôles faits pour l'intensité de jeu, d'interaction et les qualités vocales de Barbara Hannigan et Stéphane Degout -créateurs de Lessons in Love and Violence de George Benjamin-, leur bonne Laura aurait tout à fait sa place dans la maison du Tour d'écrou, tandis que l'horloger -à l'image de tous ces seconds rôles du répertoire moderne, définis par leur métier et apportant un sens métaphorique à la fable- pourrait très naturellement être ajouté dans plusieurs opéras de ces compositeurs.
La librettiste Alice Birch travaille d'ailleurs notamment avec Katie Mitchell (qui a mis en scène les deux Benjamin qui résonnent tant avec cet opéra Violet : Le Tour d'écrou de Benjamin Britten et Written on Skin de George Benjamin), tandis que cette mise en scène (la troisième après celle de Jude Christian au Royaume-Uni en juin-juillet 2022, puis celle de Rahel Thiel en Allemagne d'octobre à décembre) est confiée à Jacques Osinski (dont la mise en scène d'Into the Little Hill de George Benjamin continue de tourner).
Les figures tutélaires que sont Britten et Benjamin s'imposent ainsi, comme pour tout opéra britannique désormais, mais aussi car une telle filiation est si vivante qu'elle semble appeler une suite, une relève : même si cette tradition est encore si vivante, et justement pour cela (les opéras de Britten sont incontournables aux répertoires, ceux de Benjamin sont régulièrement repris dans des mises en scène différentes et il créera Picture a Day Like This cet été -dans deux semaines- au Festival d'Aix-en-Provence).
Britten et Benjamin s'imposent à tous et à Coult, mais celui-ci sait aussi s'imposer : en assumant cet héritage, en s'exposant à leur lumière et dans leur sillon, en prolongeant leur art dans sa direction qui lui est propre, en apportant sa teinte à leurs couleurs sonores, en reprenant leurs élans mais pour les cadencer à sa propre mesure.
Cette mesure, justement, il la trouve pleinement avec cet opéra centré sur le temps. Les tempi et les rythmes de cette partition marquent ainsi le temps, qui se cadence pour mieux se dérégler grâce au métier du compositeur, jouant des poly-rythmies, des changements de mesures autant que des effets de l'orchestration. Tom Coult livre un exercice de style pleinement artistique, un tour de force où la musique figure le temps qui passe, dans tous les sens du terme : le temps avance et s'efface, descend marche par marche et se dissout, fond et coule (l'orchestre devient alors comme une bande sonore des montres molles de Dali), puis se tait. Toutes les techniques de compositions sont mises au service des ambiances du temps. Les textures même rendent le temps palpable : d'un jeu très précis, granulaire comme du sable dans un sablier, liquide comme une clepsydre, ou avec de grands coups lumineux et fouettés, comme des rayons solaires frappant un cadran.
La maîtrise du compositeur se déploie à travers la pièce, de jour en jour, dans tout son ambitus (depuis le grave du trombone et de la contrebasse jusqu'à l'aigu du picolo). Et si le dicton veut qu'un bon comédien reste fascinant même en disant "Passe-moi le sel", ce jeune compositeur et son interprète principale montrent ici leur talent en rendant musicale la réplique "Passe-moi le beurre", littéralement.
La musique étant en symbiose avec l'action, les musiciens occupent ici le fond de scène mais en pleine communication artistique avec les personnages à l'avant-scène (ils sont séparés d'un voile noir mais qui les laisse pleinement visibles). Les effets rythmiques et percussifs étant essentiels, l'orchestre (l'Ensemble Maja) est en fait disposé en Concerto pour percussion : le percussionniste investissant la même surface côté jardin que le grand orchestre de chambre côté cour. Les effets percussifs se transmettent des percussions aux autres instruments de l'orchestre, en symbiose et contrastes à l'image de toute cette œuvre, qui contraste d'une section à l'autre (d'un jour à l'autre) et au sein des sections. De surcroît et plongeant aussi en cela dans la modernité de la tradition, le travail musical électronique se marie, se fond, se mélange à l'orchestre, notamment ces sons récurrents du carillon qui vont jusqu'à se jouer à l'envers (et se transmettre à l'orchestre) comme si Big Ben avalait les heures chaque jour.
De toutes ces lignes musicales intensément expressives choisies, rappelant que beauté peut rimer avec modernité, ne reste au final plus qu'un son de métronome, avec les dernières secondes qui s'écoulent.
La cheffe d'orchestre Bianca Chillemi aura jusque-là assumé ce rôle métronomique, d'une battue claire et franche, réagissant à tous les changements de tempi dans cette partition méticuleusement écrite.
L'alliage entre le livret et la musique étant complet, il se joue aussi bien dans le détail que dans le global. Là encore, tout sert et questionne la tradition et la modernité. Le drame est un huis-clos, individuel et sociétal, enfermant ses personnages dans une maison dans un village. Le metteur en scène Jacques Osinski et le scénographe Yann Chapotel le traduisent d'une manière aussi simple que signifiante : par une longue table centrale (devant une horloge numérique) avec la femme et le mari à chaque bout (montrant leur éloignement et leur confrontation), avec la bonne au milieu, impuissante médiatrice réduite à aller d'un bout à l'autre de la table faire le service. Ce modèle traditionnel de jadis est visiblement devenu insupportable à ces personnages dans l'époque moderne (le livret le rappelle tout aussi clairement et subtilement). La femme en souffre et le mari s'y accroche, la bonne en souffre doublement, via la violence du mari et par empathie pour la femme.
Finalement, Violet fait basculer une planche de la table, tendant une voile et transformant le tout en bateau. Un frêle esquif qu'elle a secrètement construit, et qui se trouve prêt à l'emmener loin d'ici, vers la noyade ou un paradis après le déluge (peut-être avec sa servante devenue sa semblable, mais pas avec le mari qui a entre-temps fini pendu au clocher, terrible ironie en forme de cruelle punition pour celui qui voulait tant garder le contrôle du temps et qui sommait l'horloger du village de régler la situation).
Le chant est pleinement expressif, virtuose et lyrique, depuis les passages parlando, mais surtout dans toute l'expressivité parlante des mélodies, qui peuvent se déployer en d'immenses intervalles et nuances. Juliette Allen passe ainsi, en Violet, de quelques tenues-accalmies à des suraigus vibrés, avec agilité et une vivacité traduisant en même temps sa souffrance et son envie de partir. Son lyrisme vibrant s'exprime pleinement sur les lignes mélodieuses de quelques notes (d'une seule même), dans des échos de mélopée évoquant un chant traditionnel du Nord-Ouest du Royaume et surtout dans l'intensité de sa prestation : avec lyrisme, beauté, fascination, pureté et mystère, joie promise d'en finir avec les souffrances et scènes de ménage.
En quatre notes elle balaye tout l'ambitus, des profondeurs de l'océan aux cieux. Sa prestation culmine en une déclaration de désamour, de sa vie et de son couple, dans une modulation mineure où se reconnaît là encore la tradition des Benjamin, rendue toujours plus vivante.
Olivier Gourdy offre au mari tout le caractère de sa voix très vigoureuse et sombre, mariant la rude accroche corsée avec une articulation vigoureuse, mais sachant balayer l'ambitus vers les aigus avec souplesse. Il dépeint ainsi lui aussi pleinement son personnage, avec ces accents martelés et ce phrasé d'autorité qui s'affirme et avance d'autant plus que son personnage perd le contrôle de tout son petit monde. Le flegme britannique craquèle et explose sous les coups de boutoir de l'horloge, et de sa voix de stentor, au timbre cuivré, aux accents métalliques cinglants.
Même le rôle de la servante malmenée et brimée est un rôle de premier plan, traduisant justement l'angoisse de cet univers, et parce qu'elle est écrite avec autant de soin et d'expressivité. A fortiori incarnée par Natalie Perez qui s'investit tout autant dans le personnage que dans le chant : sa voix charpentée sur un coffre vocal puissant bouillonne sous cape, pour d'autant mieux se déployer avec une matière des plus riches, nourries, sonores, à travers tout l'ambitus.
Manuel Nuñez Camelino en horloger de la ville, invité (sommé) à dîner chez le couple, ou plutôt chez Félix, traduit dans son jeu et dans son chant la nervosité et l'incertitude du personnage (réactions les plus logiques qui soient face à la situation). Expliquant qu'il n'a aucune idée de l'origine du problème et qu'il ne peut le régler (ses montres traduisant simplement le temps), tout en chantant la bouche pleine, il parvient néanmoins à faire percer un timbre clairet avec une voix claironnante, placée dans l'aigu (mais qui se tend dans les montées en intensité par soufflets).
Une fois la dernière seconde écoulée, l'histoire s'arrête, et puis elle reprend dans un épilogue qui est comme le prologue d'un nouveau recommencement (là encore dans ce principe éternel d'un temps et d'une histoire circulaires).
Ailleurs. Fin du Jour 1. 23 heures restantes.
Le public, qui lui non plus n'aura pas vu le temps passer, acclame, admiratif et saisi, cette création marquante.