Concert lyrique de l’Académie au Festival d’Aix-en-Provence
C’est dans un esprit de travail, de partage et d’émulation que se déroule ce récital. Il est impulsé par le chanteur-professeur britannique Darrell Babidge, "directeur du département chant de la Juilliard School of Music de New York", avec le pianiste Adam Nielsen, directeur artistique associé dans la même institution, chef d’orchestre assistant et chef de chant au Metropolitan Opera de New York. La première originalité du dispositif est de présenter un work in progress, avec ses aléas, qui sont autant d’opportunités, comme en témoigne l’évolution de la programmation, soucieuse de s’ajuster aux potentialités des étudiants, révélées par le travail intensif. La deuxième originalité du dispositif est d’adjoindre des récipiendaires pianistes chefs de chant, qui vont partager avec les chanteurs des expériences diversifiées, tout en s’entraînant mutuellement. La troisième originalité est de faire se succéder, lors du concert, les chanteurs, selon un ordre défini et par deux fois. Vont ainsi s’exprimer les facettes contrastées ou caractérisées de leur potentiel. Le premier récital du vendredi 16 juin aura été centré sur un programme mainstream, avec de grands airs d’opéra belcantistes, tandis que cette deuxième soirée réunit un programme de musique américaine, de l’opéra savant au musical en passant par la mélodie. Ce répertoire, connu de tous ou inédit, est organisé selon différents thèmes : amour, féminisme, modernité, dans leurs ambivalences, ce que redouble encore la porosité entre les genres qui caractérise la culture américaine.
L’équipe réunit quatre sopranos, à la personnalité vocale, comme à la nationalité, très différenciées. La soprano norvégienne Hedvig Haugerud se distingue par une présence de personnage wagnérien (elle a reçu la bourse du Festival de Bayreuth en 2020). Elle impressionne par sa véhémence expressive, la puissance de sa projection, la diversité harmonieuse de ses couleurs vocales, sa capacité à faire ployer la langue anglaise ou latine sous la force du chant. La pulpe sonore, enserrée par des consonnes percussives, est ductile, la chanteuse produisant même quelques cris fugaces, quelques sirènes « supersoniques », l’aigu demeurant toujours rond (Vanessa, Samuel Barber ; Alleluia, Ned Rorem).
L'américano-cubano-portoricaine Amanda Batista, diplômée de la Juilliard School, offre une ligne souriante, aux mouvements labiaux maîtrisés, occupés à produire avec constance un parfait legato. La voix est longue, homogène, ce qui permet à la chanteuse de puiser dans quelques beaux graves. Le ciselage de longues phrases narratives est précis, dans le presque parlé comme dans l’apothéose lyrique, tandis que la soprano offre au public toute la sincérité de son engagement émotionnel (So free am I, Ben Moore ; Little Women, Mark Adamo).
La soprano franco-américaine Sandra Hamaoui (tout juste rentrée des Chorégies d'Orange) offre un timbre de pur métal, une déclamation incisive, des pianissimi filés, le tout étant gorgé d’émotion. Des moments d’intériorité vocale et expressive viennent teinter sa ligne d’une couleur nostalgique, à la manière d’un hautbois solitaire, tandis qu’elle met l’emphase sur le placement de la voix depuis son masque naturel de tragédienne (Sure on This Shining Night, Samuel Barber ; Our Town, Ned Rorem).
Enfin, la soprano coréenne Seonwoo Lee impose un masque subtil de gravité à son système labial. Elle semble projeter le son de sa voix fine vers une cible invisible et ombrer ses voyelles d’un léger voile de châtelaine d’antan. La ligne vocale est délicatement mise en mouvement par un ample vibrato, prolongé jusqu’au sol par un souffle long, impeccablement calibré. Le travail intensif, en particulier celui de la conduite de la ligne, se fait sentir, tandis que la soprano sertit, au-dessus du medium, quelques aigus cristallins (The Ballad of Baby Doe, Douglas Moore ; Nature, The Gentlest Mother, Aaron Copland).
Les deux mezzos, Eugénie Joneau et Niamh O’Sullivan, sont hélas déclarées souffrantes, et réservent leur instrument pour la parade finale du 29 juin.
Chez les messieurs, tout d’abord, deux ténors, chacun dans leur style, font merveille. L’américain Jonah Hoskins, au répertoire déjà important et diversifié dans l'opéra de grand format, s’impose dans le répertoire plus léger qui résonne dans les grandes salles de Broadway. Le timbre trempe dans l’encre lumineuse du Musical, tandis que la projection du son semble épouser tous les ressorts narratifs du genre (phrasés, modes d’émission, prononciation, entre autres). Un petit vibrato de confort vient faire atterrir ses longues lignes sur un coussin, un amorti de velours. La gradation des dynamiques montre que le chanteur appréhende son rôle dans une totalité dramatique, énergétique ou rythmique, tandis qu’il met le public dans la confidence, lui faisant oublier la technicité (Being Alive, Stephen Sondheim ; Joy Alone, Jake Heggie).
Premier Prix masculin et de zarzuela au Concours Operalia 2022, le ténor Anthony León offre à ses personnages la chaleur expressive de sa latinité, ce qui ne l’empêche pas d’aborder le grand répertoire classique. La performance technique est palpable, qu’il s’agisse de la longueur du souffle, de la conduite expressive de la ligne vocale, ou encore du soutien qui lui permet de produire des aigus fortissimo. C’est cependant sa gestuelle, plutôt verticale, et la restitution par de subtiles variations de timbres de la temporalité du récit (le passé, le présent, l’espérance…) qui sont les marques de sa singularité.
Le baryton costaricien, Andres Benavides Cascante, membre de l'Académie de l'Opéra de Paris, déploie sa maîtrise corporelle, de ses pas ancrés sur le sol, jusqu’aux pointes de sa longue chevelure, redoublée par une vocalité idoine. La voix est large, l’expression tonnante, le timbre de forge. Il réveille les oiseaux qui lui rendent sa douloureuse sérénade dans le silence de la cour intérieure, avec deux rôles qui consacrent ce potentiel interprétatif (Doctor Atomic, John Adams ; Confession scene, Jake Heggie). Il est vrai que le programme réuni fait la part belle à l’expression d’émotions à leur paroxysme, comme s’il s’agissait, pour le professeur, de faire ressortir l’essence dramatico-vocale de chaque candidat.
Le chanteur serbe Mark Kurmanbayev offre l’archétype même de la basse slave, mettant sa voix profonde à l’épreuve du One man Show, non sans montrer une grande complicité avec le piano. Il est ce bateleur des profondeurs, vêtu comme un garçon de café, aussi à l’aise sur une terrasse que sur une scène. Son art de la narration est bien mené, l’air devenant un véritable conte, animé par des mimiques et une gestuelle pantomime délicieusement maîtrisée (On the Town, Leonard Bernstein ; If I Were a Rich Man, Jerry Bock).
Trois pianistes cheffes et chef de chant se partagent les chanteurs. L’élégance du français Nils Rousson, l’expressivité de la japonaise Moeka Ueno, le professionnalisme de la chinoise Qiaochu Li, animent les cordes instrumentales d’un beau piano Steinway, venu prendre l’air du soir.
Comme une cerise sur le gâteau, la « vétérane » Jacquelyn Stucker (admirée en Poppée, la saison précédente) vient interpréter avec une gourmandise consommée et des jeux vocaux incandescents, l’air Vanilla Ice cream (She Loves me, Joe Masteroff). Un grand final, celui de Candide (Leonard Bernstein), réunit la chanceuse poignée vocale, en un ensemble « supersonique », à même de faire décoller la musique vers les étoiles, sous les acclamations joyeuses du public de l'Hôtel Maynier d'Oppède.