Mefistofele cinématique au Capitole de Toulouse
Plus connu comme librettiste (Otello et Falstaff de Verdi, notamment) ou même critique musical, Arrigo Boito fut un compositeur aux grandes aspirations artistiques, musicales et intellectuelles : autant de considérations qu’il voulut insuffler dans Mefistofele. Désirant se rapprocher de la profondeur de l’œuvre de Goethe (davantage que le Faust de Gounod à son goût), la première version de Mefistofele durait 5 heures, mais considérée comme trop Wagnérienne, c’est une version moultement retravaillée et élaguée qui est jouée désormais, celle en 4 actes (3 heures annoncées avec entracte), Prologue et Épilogue, quoique toujours chargée de ses savantes aspirations originelles.
La mise en scène s’appuie majoritairement sur deux outils. Tout d’abord un grand écran prenant l’intégralité du fond de scène, utilisé pour projeter des décors changeants, images ou représentations 3D, ouvrant un large champ de possibilités sans problématiques matérielles. Le Prologue dans les cieux présente une mer de nuages brillante et l’ombre des silhouettes innombrables des anges, le 1er acte, un vitrail avant de dézoomer pour présenter d’autres plans de la cathédrale, une grande étude grise pour le bureau de Faust qui s’ouvre sur des constellations superbes quand Mephisto lui présente l’univers des possibles. Un immense arbre sous lequel se repose Marguerite dans l’acte II finit par se consumer lorsqu’elle tombe dans les rets amoureux du savant, mais aussi une sombre forêt brumeuse parsemée d’étincelles pour le Sabbat, un panorama onirique de la Grèce antique (qui finira consommé lui aussi, comme une toile de peinture incinérée) pour l’acte IV et la rencontre avec Hélène. Il est également utilisé pour montrer la vision de Marguerite, au cœur d’une éclipse lors du Sabbat, puis à nouveau lors de la scène de la prison (lorsque la malheureuse ingénue, approchant la folie parle de la noyade de son enfant) où apparaissent aussi Faust et Mephisto, instigateurs de son malheur, le tout ondoyant, comme une surface aquatique.
Ensuite, l’effectif important du Chœur du Capitole pour remplir l’espace scénique (plus incliné encore que d’habitude, donnant davantage de perspective et permettant de jouer sur les effets de hauteur), que les choristes soient rangés en lignes comme anges vêtus et maquillés de blanc lors des chœurs célestes, en cohues multicolores lors du Carnaval du premier acte (où défilent des représentations des 7 péchés capitaux entre les réflexions de Faust et Wagner), ou habillés en servants de Mefistofele (moitié noir et blanc dans le sens de la hauteur), avec de nombreux passages chorégraphiés pour donner dynamisme et énergie à l’action.
La mise en scène ne rechigne pas sur la symbolique et les images : le sceptre du Malin est un violon, le bureau de Faust compte un crâne et un sablier, Mephisto s’amuse avec un grand ballon à l’effigie de la terre lors du Sabath… Les jeux de lumières sont multiples et prépondérants, signant Mephisto d’une ombre verte (et renforçant généralement les ombres des personnages aux moments clés), et accentuant l’esthétique des décors de fond : des cieux brillants aux teintes sombres du Sabbat en passant par les couleurs dorées et oniriques de la Grèce Antique.
Mefistofele est une œuvre très exigeante pour les Chœurs, qui méritent d’être cités autant que les solistes tant pour leur rôle musical que scénique. Préparée par Gabriel Bourgoin, la phalange maison peut s’en donner à c(h)œur joie, dans des forte lyriques, majestueux et tonitruants, qu’il s’agisse de célébrer la gloire divine ou celle du Malin dans la scène du Sabbat. Les accords de fin du Prologue et de l'Épilogue (reprenant plus ou moins le même matériau musical) sont particulièrement mémorables par leurs durée et puissance considérable, remplissant le Théâtre tout entier. Ils se voient particulièrement applaudis.
La Maîtrise Toulousaine enchante elle aussi par ses psalmodies célestes (paradoxalement assez endiablées par leur virtuosité textuelle) et contribue à l’esthétique angélique du Prologue et de l'Épilogue.
Nicolas Courjal incarne le rôle-titre dans toute l’exigence qu’il impose : sa large voix de basse est puissante sans manquer de clarté et n’a aucun mal à passer l’orchestre même dans ses médiums et ses graves. Globalement très intelligible dans sa diction italienne malgré un léger accent français et un vibrato marqué (notamment sur les passages déclamatoires), il fait montre d’une présence scénique et d’une intensité théâtrale digne de son personnage dans sa gestuelle ouverte, ses mimiques et ses rires, n’hésitant pas à sortir parfois des notes pour renforcer l’effet dramatique. Jouant surtout des forte en ce début de première, il gagne en assurance et en finesse à mesure de la représentation pour incarner pleinement le charme roué du Malin dans ses intensités diverses, ce qui lui vaut de larges ovations du public.
Jean-François Borras est le savant Faust. Ténor lyrique au timbre riche et à la diction excellente, il est particulièrement à l’aise sur tous les passages plus bel canto de l'œuvre. Les aigus sont libres et sonores, particulièrement puissants pour les plus dramatiques d’entre eux. À l’aise dans les passages plus déclamés, transmettant bien l’intensité des moments plus tragiques de l’œuvre, il brille notamment dans la scène de la prison et l’épilogue, montrant une large palette de couleurs et des nuances piani du bel effet, notamment dans le duo « Lontano, lontano », aux exclamations tragiques, sensibles et puissantes. Crédible dans son rôle de vieillard puis de jeune premier, il complémente efficacement la performance de son binôme maléfique.
Chiara Isotton est Margherita, la paysanne. Son timbre de soprano lyrique est riche et vibrant. Sa voix large et sa grande intensité dramatique se prêtent particulièrement à la deuxième partie du rôle, où Marguerite n’est plus une jeune première mais une femme marquée par la tragédie et la culpabilité de la perte de sa mère et de son enfant. Vraisemblablement le haut-point dramatique et émotionnel de l’œuvre, Chiara Isotton brille par sa sensibilité, ses aigus puissants, son médium et ses graves maîtrisés, sa déclamation et ses cadences intenses. Le duo avec Faust, déjà évoqué, est touchant par la sensibilité et la couleur de ses piani. Sa performance est largement acclamée par le public.
Elena est incarnée par Béatrice Uria-Monzon. Sa voix est large et marquée d’un fort vibrato. Habituée des rôles de femmes fatales, son entrée (sur une barque entourée de brume) est notable par des messa di voce (conduite sur un même souffle) charmeurs. Ses médiums et graves poitrinés sont suaves, mais ses aigus, notamment dans la scène d’amour sont fort dramatiques.
Marie-Ange Todorovich joue le double rôle de Marta, la voisine de Marguerite et de Pantalis, suivante d’Hélène. Elle incarne bien la dimension comique d’une voisine coquette qui se fait courtiser par Mephisto. Sa diction est précise et ses graves et médiums sont chaleureux et efficaces.
Andrés Sulbarán incarne Wagner, élève de Faust et Nereo, rôle grec. Ténor plutôt léger, il marque par la qualité de sa ligne vocale et la finesse de ses nuances.
Dirigé de façon énergique et sensible par Francesco Angelico, l’Orchestre national du Capitole rend toute la puissance et les nuances de la partition de Boito. Les cuivres sont particulièrement mis à l’honneur lors des symphonies célestes, également ceux de l’orchestre des coulisses, permettant de varier les esthétiques. A noter les multiples solos, de violoncelle, harpes… et les textures variées, les cloches pour le début de l’acte I, l’orgue pour l’introduction de Mephisto auprès de Faust : autant de couleurs et de nuances rendues avec brio.
Mefistofele est une œuvre ambitieuse, grandiloquente, profondément cinématique et contrastrée avec de nombreux changements de plateaux, exigeant un chœur fourni, une maîtrise et un orchestre à grand effectif, autant de raisons pour le public de saluer l’engagement du Capitole à faire découvrir cette œuvre, ce qu'il fait de manière très enthousiaste suite à cette première représentation accueillie par une ovation et de larges applaudissements.