Benjamin Appl croque le fruit défendu au Festival de Saint-Denis
Au commencement de ce récital est le chant anonyme "I will give my Love an Apple", Benjamin Appl faisant d'emblée l'un des nombreux clins d'œil qui animeront tout ce concert, formant un programme aussi structuré qu'il est divers.
Les 26 morceaux interprétés sont répartis en pas moins de 17 parties au programme, chacune ayant pour titre un extrait de la Génèse (depuis "The Lord God took the man and put him in the garden of Eden", "It is not good for man to be alone", ... "She took of its fruit and ate" jusqu'à "He placed cherubim to guard the way to the tree of life"), toutes ces paroles étant récitées par le chanteur ou quelquefois par le pianiste. Le parcours est clair (de l'entrée à la sortie du jardin d'Eden), il n'en est pas moins riche et tortueux. Le programme saute en effet sans transitions entre des morceaux de styles extrêmement différents, faisant des grands écarts entre les pays, les époques, chamboulant constamment tout enchainement de tonalités, de rythmes et de langues. Il s'agit donc pour l'auditoire (qui ne se fait pas prier) de se laisser porter par l'intérêt de chacune de ces traditions et de savourer chaque morceau séparément, en suivant cette promenade mais qui en vient à disséminer des œuvres apparentées aux quatre vents, tout comme les mêmes compositeurs sont éparpillés façon puzzle comme s'il fallait éloigner au maximum la continuité logique de leur esthétique : les artistes font à ce point courir aux quatre coins de ce jardin qu'ils ne laissent pas le temps de s'arrêter pour profiter de l'odeur d'une fleur ou pour savourer un fruit. Comme si les deux musiciens voulaient à tout prix éviter que quiconque croque dans un fruit défendu, ce qui est tout à fait louable pour ce concert donné dans ce lieu voué à l'éducation des jeunes filles de familles méritantes. Benjamin Appl va même plus loin et prend le péché pour lui, croquant -littéralement- dans une pomme qu'il sort du piano en chantant, la bouche encore pleine, comme sont alors pleines de sens les paroles de The Snake de Jake Heggie : "sweet, sour, salty, bitter, rotten" à mesure qu'il croque ce fruit qui s'avère de moins en moins ragoûtant.
Tous les morceaux choisis ont ainsi un lien direct avec chacune des thématiques, mais pour coller ainsi à tant de parties, les liens trouvés sont de tous ordres, de tous registres, plus ou moins directs et allusifs, et parfois à contre-sens.
La Chevelure composée par Claude Debussy sur un poème de Pierre Louÿs pourrait ainsi en effet convenir à la partie "And they became one flesh" mais à condition de la considérer comme une déclaration où la sensualité n'est qu'amour pur... lien que le programme vient lui-même détruire en contextualisant ainsi la pièce, comme "le rejet des conceptions restrictives de la morale parisienne et la recherche d'une alternative sexuelle libérée" (bien loin des préoccupations d'Adam et Eve au temps de la Genèse). Reste donc à apprécier la musique, à s'émouvoir et vibrer, sourire et rire de bon cœur comme lorsque les fruits réjouissants du jardin d'Eden sont célébrés avec les Couplets bachiques mis en musique par Poulenc : "Quand ma femme me tient au lit, Je suis sage toute la nuit. Si catin au lit me tient Alors je suis badin" (résonnant déjà avec Just a Gigolo dans la suite du programme).
Mais si le lien entre le contenu et le concept est problématique c'est aussi en raison de la qualité et de l'investissement des interprètes qui déploient pleinement toutes les intentions si diversifiées des œuvres (même les non-sens, contre-sens et contre-temps).
Dans ce programme mêlé façon salade de fruit, voire compote de pommes avec de bons morceaux, la voix de Benjamin Appl se fait une riche cueillette et même plusieurs : avec une ample articulation et rondeur résonnante telle la peau épaisse mais croquante d'une Granny Smith, la chaire ferme d'une Golden mais sucrée comme une Reinette, voire acidulée telle l'Elstar et avec un doux parfum de Pink Lady.
Les Lieder les plus romantiques lui donnent le plus ample loisir de déployer la matière de sa voix au-delà de la richesse des attaques et de l'expressivité des articulations (qui s'allient à un placement trop guttural pour servir pleinement la langue française et l'esthétique des morceaux correspondants choisis).
Le pianiste James Baillieu déploie une même, large et constante expressivité artistique : très impliqué et investi, il vit pleinement le jeu et le chant, qu'il suit, guide et accompagne à la fois des doigts et du regard. Son interprétation déliée, souple mais intensément expressive, se met au service des différents styles et ambiances, du néo-Antique au jazzy, chaque pièce dans son esthétique et son registre, distinguant mélodie, Lied, song, chanson, comme le fait le chanteur.
Le récital s'achève comme il avait commencé, sur l'In Paradisum de Fauré (juste après le premier don d'une pomme et avant le méditatif Urlicht-Lumière originelle de Mahler) marquant ainsi l'entrée et la sortie du Jardin d'Éden. Et même les éléments terrestres illustrent le basculement de cette histoire biblique narrée en récital : le ciel bleu et ensoleillé de cette journée qui réchauffait fortement cette sale de concert, se déchire en un violent orage qui accompagne la fin du récital, ainsi qu'un tonnerre d'applaudissements.
Après avoir été chassé du jardin d'éden, c'est le déluge qui attend le public au-dehors. Les spectateurs attendent longtemps une accalmie mais finissent par se résoudre à se se jeter à l'eau ou à troquer entre eux un petit coin de ce paradis reçu contre un coin de parapluie.