Les expériences de pensée d'Einstein (on the Beach) au Teatro Colón
Le nom d’Einstein est associé, au-delà d’une formule mathématique restée célèbre, à ce que la physique appelle des expériences de pensées. Car c’est bien par la seule force de l’esprit, par l’intuition et l’imaginaire, et non par l’observation, qu’Einstein a pu justement mettre à jour des lois nouvelles ayant bouleversé la science moderne.
Le « paradoxe du train »
Martín Bauer, dans les pas de Bob Wilson, propose une mise en scène totalement renouvelée mais respectueuse des thématiques de la première mondiale d’Einstein on the Beach (Avignon, 1976) à laquelle les clins d’œil sont nombreux sur l’immense scène du Colón. Le récurrent motif du chemin de fer peut ainsi renvoyer à ce que la physique nomme le « paradoxe du train », expérience de pensée d’Einstein qui lui permit de démontrer les principes de la relativité restreinte. Les décors, dépliés et démultipliés par le biais de maquettes et d’écrans dédoublés projetant des extraits de films célèbres de trains en marche, jouxtent le making of de trucages où des figurants réels sont incrustés dans des images ferroviaires, la perturbante diversité des points de vue renvoyant à la relativité décrite par Einstein dans cette expérience de pensée du train. Le train électrique miniature filmé en scène et projeté sur écran rivalise ainsi avec le portrait de Jean Gabin dans La Bête humaine ou celui de Bourvil dans Le Cercle rouge. D’écho en écho, de référence en référence, ce complexe patchwork visuel est ainsi décliné par le biais de dispositifs où la mise en abyme infinie place aussi sur des rails la caméra en travelling filmant la scène.
Les ressources théâtrales impressionnent par leur diversité, leur inventivité et leur technicité (il y a toutefois des ratés dans les surtitres), et le public applaudit amplement Martín Bauer et son équipe. Si les spectateurs les plus novices ont la fâcheuse tendance à applaudir à des moments inopportuns, d’autres épisodes retiennent plus particulièrement leur attention : la plage, dont la poésie des vagues est figurée par les mouvements aquatiques très fluides des corps de danseurs formant des rouleaux (sous la houlette du chorégraphe Carlos Casella), introduit ainsi la menace d’un immense soleil formé de projecteurs de toutes sortes placé sur un long bras mécanique le faisant se mouvoir, pivoter, briller de 1000 feux, à la façon d’un monstre luminaire apocalyptique digne de La Guerre des mondes, gigantesque et inquiétante métaphore des recherches sur l’atome et du péril nucléaire.
Einstein on the Beat
Rien de plus relatif que le temps et les lois de la relativité touchent aussi le déroulement et la durée du spectacle, non sans provoquer dans la salle un certain chaos, il est vrai également organisé artistiquement sur la scène. Les premiers sons puis les premiers mouvements avant les premiers mots sur scène sont ainsi anticipés bien avant que l’horloge n’ordonne le commencement des 3H30 d’Einstein on the Beach (soit 1H30 de moins que la version originale), sans pause ni entracte. Le public, rajeuni et venu en nombre, fait alors une troublante expérience : certains spectateurs, paniqués, sont de fait en retard alors qu’ils sont arrivés en avance.
Les principes de la partition, qui relève du courant du minimalisme, exposent une succession de répétitions musicales (et textuelles) qui finissent par voir se confondre les textures des voix et des instruments. Superpositions, juxtapositions, collages : en bégayant, les effets musicaux ont un pouvoir hypnotique et rendent encore plus significatifs et pertinents les choix effectués par le metteur en scène Martín Bauer qui épousent les mêmes lignes esthétiques. Des liturgies savantes de Poulenc à l’électro-pop de Mike Oldfield, en passant par la brillance du folklore (celle des lignes mélodiques du violon irlandais aux accents lancinants dignes d’une cornemuse écossaise), les influences musicales de Philip Glass, très diverses, s’inscrivent savamment dans la boucle d’un temps où passé et présent s’entrechoquent.
Cette épreuve temporelle reste un voyage au long court pour les choristes, les narrateurs et les musiciens, dirigés par le chef français Léo Warynski, spécialiste de ce type de répertoire, qui orchestre avec une précision et une rigueur métonymiques chanteurs et instrumentistes en fosse. Léo Warynski est à la tête d’un véritable poste d’aiguillage. Il rassure, décompte, prévient avec beaucoup d’anticipation, et exécute au moment opportun d’un geste ferme sans faiblir ni trembler. La concentration en fosse est maximale pour assurer dans la durée le tour de force rythmique en train de se jouer. Le chœur est une locomotive, machine synchrone dont bruits, sons, onomatopées, mots et chiffres sont chantés par des voix qui distillent ou scandent brillance et limpidité. Ses élans collectifs ont la couleur dynamique d’un lyrisme mécanique bien huilé mais totalement soustrait à l’apesanteur, inscrits et rivés qu’ils sont sur les rails de la modernité en marche. Le public, sensible à la difficulté d’exécution de l’œuvre, applaudit généreusement la prestation des chanteurs et des musiciens.
Ange déchu et chute des corps
Les voix des quinze chanteurs en fosse et des trois narrateurs sur scène sont amplifiées. Les deux narratrices (Maricel Álvarez et Analía Couceyro) possèdent une voix percutante avec une élocution ouverte et puissamment projetée, tandis que leur compère masculin (l'éclectique basse Iván García, plus habituée à des rôles chantés, de Monteverdi à Hans Werner Henze) distille ses commentaires de façon plus posée, le ton chaleureux est serein et plus calfeutré. Carla Filipcic-Holm (entendue dans Le Consul de Menotti) est la seule exception dans ce concert orchestré, dans l’ombre de Léo Warynski, par la Fée électricité (qui elle aussi révolutionna les chemins de fer). La soprano, acclamée, rappelle au public qu’il s’agit bien d’un spectacle lyrique et qu’elle intervient en soliste à la façon d’un ange déchu, ou pour le moins égaré, perdu. Elle est un ultime témoignage d’une humanité évaporée dans les nuages des champignons atomiques. Cette voix d’outre-espoir, qui fait suite à un combat de grues robotisées, est à la fois claire et ombragée, suspendue dans un air corrompu. Le souffle est long et fécond, ses vocalises aériennes sont autant de poussières d’humanités dans un désert indéfini, émises à travers une fragilité – la nôtre –, contenue et maîtrisée, comme la chute infinie d’un ange dans le vide. Aboutirait-elle à une déformation de l’espace-temps, illustrant ainsi une autre expérience de pensée sur la chute des corps qui avait permis à Einstein d’énoncer les lois de la relative générale ? C’est probable, toujours est-il que personne n’est tombé de sa chaise durant la représentation, bien au contraire : c'est une standing ovation qui vient honorer et remercier l'ensemble des artistes pour clore ce spectacle hors du commun.