Le hit parade de Vittorio Grigolo et Evelino Pidò au Teatro Colón
Très attendue, la venue de l’un des ténors italiens les plus en vogue ne permet pas à la principale institution lyrique d’Argentine de faire salle comble, la situation économique et les effets dévastateurs d’une inflation à trois chiffres qui n’en finit pas de grossir (plus de 100% par an) expliquant sans doute pour bonne part les rangs clairsemés du parterre et des premiers balcons.
Des tubes… ma non troppo!
Le spectacle bénéficie du label « Divina italia », partenariat que nous décrivions à l’occasion de la présentation de la saison 2023 du Teatro Colón. Au-delà de la présence même des deux principaux protagonistes (Vittorio Grigolo et le chef invité, son compatriote Evelino Pidò), la première partie de la programmation honore également la patrie d’origine de l’opéra. Ce premier volet, qui couvre l’opéra italien du bel canto au vérisme, offre un panel représentatif des grands airs les plus connus, de « La donna è mobile » (Rigoletto) à « Che gelida manina » (La Bohème) en passant par « Una furtiva lagrima » (L’Elisir d’amore). Nulle originalité dans ces choix, sans que l’auditoire ne puisse en tenir rigueur au ténor invité puisque cela correspond non seulement à son répertoire de prédilection mais aussi au goût du public argentin, dans un temple, rappelons-le, dédié à Verdi. La deuxième partie est centrée sur l’opéra français du XIXe siècle, avec là encore quelques morceaux de bravoure bien connus du public. De quoi toutefois regretter que la star de la soirée n’interprète que sept airs dans le cadre de ce diptyque franco-italien. À noter que la seule surprise vocale surgit à l’occasion de l’un des trois bis, non pas en raison du morceau (le Brindisi de La Traviata) mais d’une artiste invitée, la soprano argentine Laura Pisano rejoignant la scène pour entamer le célèbre duo avec le ténor italien.
La baguette magique de Toscanini
Une autre surprise est venue des rangs de l’orchestre, où l’un des membres de l’Association des Professeurs de l’Orchestre permanent du Teatro Colón a remis au chef Evelino Pidò, avant l’interprétation d’un Intermezzo, celui extrait de la Cavalleria Rusticana de Mascagni, la baguette qu’avait en son temps utilisée Toscanini sur la même scène avec le même orchestre, avant que cette précieuse relique ne soit remise dans l’écrin qui en assure la préservation. Cet hommage touche le chef qui paraît sincère dans son émotion et sa gratitude, et prouve la qualité et la richesse de la relation qui l’unit au colisée argentin, où il se produit régulièrement (pour interpréter le Requiem de Mozart ou L’Elisir d’amore).
Dès le lever de rideau et l’ouverture d’I Vespri Siciliani de Verdi, c’est un travail d’orfèvre dans la précision des intentions qui caractérise la direction d’Evelino Pidò : le geste est didactique, les mains sculptent, l’ensemble du corps soutient, électrisé, et encourage les réactions d’un orchestre qui répond à la moindre de ses injonctions, manuelles ou visuelles. Les élans lyriques sont menés avec force, dans un corps à corps double, tantôt avec les interprètes de l’orchestre, tantôt avec le chanteur qui prend notamment quelques libertés, bien cadrées par le chef, avec les tempi.
La parade d’une étoile
L’entente musicale et humaine est visiblement palpable entre Evelino Pidò et Vittorio Grigolo, au-delà de l’estime réciproque qu’ils entretiennent et manifestent auprès d’un public qui apprécie cette complicité à l’italienne… dans laquelle ce dernier se reconnaît (nombre d’habitants de Buenos Aires ont des origines italiennes). Le charisme du chanteur étoile est éclatant, sa proximité avec le public le propulse aisément sur des sommets, même s’ils sont davantage des cimes de popularité et de sympathie que de véritables vertiges musicaux. Vittorio assure le show, quitte à en faire parfois un peu trop sur le plan gestuel et théâtral.
La voix est forte, ronde et très imposante dans ses projections. Ce timbre à l'italienne est charmant et charmeur, même si le centre vocal paraît plus fadi, parfois grisé et moins riche en harmoniques. La couleur est toutefois assez homogène sur toute la tessiture, et lustrée avec d’élégants reflets mordorés et boisés. De ce beau métal brillant et souple s’échappent des élans inspirés, soutenus par des respirations amples et un souffle qui paraît inépuisable, quel que soit le volume d’air sollicité. Mais ces mêmes élans paraissent parfois moins spontanés et quelque peu forcés (sur « La donna è mobile »), ou exagérément poussifs (sur « Pourquoi me réveiller ? », dans Werther de Massenet), en particulier dans la finale de certaines vocalises hautes perchées, ce qui est de nature à altérer très légèrement, mais de façon audible, la justesse de la dernière note émise. L’exécution du répertoire français dévoile, et c’est assez rare pour le noter, une maîtrise complète de la prononciation de notre langue. Le phrasé, à cette occasion, n’est cependant pas toujours très subtil, mises à part quelques nuances de volumes appréciables sur « La Fleur que tu m’avais jetée », fameux air extrait de Carmen de Bizet. Les intentions stylistiques ne permettent guère de distinguer les deux types de répertoire interprétés, la puissance sans souplesse ne rend pas service aux nuances à la française, à une délicatesse qui se perd en cours d’exécution au profit d’une démonstration de force. Mais le succès est là, et le public sait gré à cet interprète d’avoir partagé avec lui quelques émotions d’un parfum d’Italie enfin retrouvé.