Roméo et Juliette : Théâtre des Arts à l'Opéra de Rouen
La mise en scène d'Éric Ruf (reprise par Céline Gaudier) décide de placer cette histoire italienne immortalisée par un dramaturge anglais et un opéra français dans un décor entre deux guerres, et entre le Maroc et le sud de la Sicile, "où les cimetières sont faits comme des salons de maison" (dixit le metteur en scène dans le programme).
Le Directeur de la Comédie Française a en fait choisi de replacer cet opéra dans la même scénographie que pour la pièce Roméo et Juliette de Shakespeare qu'il y mettait en scène en 2015.
Les sentiments sont exacerbés dans un décor aux tons neutres allant du blanc au crème, entre vieilles bâtisses carrelées et mobilier en fer. L’utilisation d'un rideau de scène comme voile de transparence par lequel se découvre le drame à chaque début d’acte instaure le climat de confidence.
Les hommes sont conventionnellement habillés en costumes (noirs ou foncés, renforçant leurs mines patibulaires voire mafieuses) mais les femmes présentent une palette de couleurs plus large et plus vives, redoublant le combat entre familles rivales, d'une guerre des genres. Christian Lacroix propose ainsi un habillement à la fois découpé et riche, rehaussé de coiffes ou tenu de bretelles. Les lumières de Bertrand Couderc s’alignent aux éléments du plateau : entre le froid de la rancœur et le chaud des contrées dans lesquelles est située l’intrigue. Elles sont aussi utilisées comme marqueur temporel pour signifier le jour, la nuit (ou l’entre deux) et suivent les sentiments des comédiens (jusqu'à l'effet stroboscopique dans le combat entre Tybalt et Roméo). Le travail chorégraphique de Glyslein Lefever est prononcé et donne du rythme sur le plateau. Cette opposition entre Capulet et Montaigu est sans cesse rappelée par la répartition scénique binaire des deux familles (en face à face frontal) et renforcée par l’unité de la disposition en cercle quand ils sont entre eux (chacun dans sa famille respective). Les danseurs Camille Brulais, Laurent Côme, Rafael Linares Torres et Elisa Ribes contribuent activement à l’action dans leur déplacement, sorte de figuralisme de l’action en cours.
Olga Kulchynska s'impose en Juliette, d'une ligne vocale maîtrisée, à la technique fluide notamment dans les guirlandes vocales conséquentes. L'ambitus de sa large tessiture lui permet de riches intensités tant dans les médiums que dans les aigus, et le volume sonore ne faiblit pas, pas davantage que la justesse de ses intentions théâtrales envers Roméo.
La voix fraîche d’Amitai Pati et son timbre léger sont en accord avec ce personnage amoureux, qu’il prend entièrement en charge, de la voix à la présence sur scène. Il fait preuve d’une agilité vocale remarquée, avec quelques passages en voix mixte, voire de tête (pour certains aigus) qui s'effacent légèrement comparés au reste de sa prestation. Le duo d’amoureux voit leurs voix se mêler en symbiose.
C’est à travers une puissance sonore remarquée que Jean-Fernand Setti rappelle que cette union s'est faite sans son accord. Le baryton-basse fait ainsi entendre l'autorité du Comte Capulet, mais aussi son désarroi. Posture droite, grand coffre, et capacités à nuancer les volumes sonores sans difficultés sont au rendez-vous.
Timbre brillant avec une énergie débordante de comédien, Philippe-Nicolas Martin (baryton) propose un Mercutio confiant mais insouciant des risques qu’il prend. Incarné par Julien Henric (ténor), Tybalt lui oppose un timbre clair alimenté par des vibratos rapides.
Bruno de Sá, sopraniste qualifié de contreténor dans le programme, offre une interprétation flamboyante et légère de Stephano. Ses capacités vocales et l’étendue du registre couvert sont impressionnants et contrôlés. Jérôme Varnier en frère Laurent propose des graves ronds et profonds de basse, légèrement feutrés, reflétant l’image de l’ecclésiastique. L’accompagnant dans la confidence de l’amour interdit que partagent Roméo et Juliette, Sarah Laulan, en Gertrude dispose d’un timbre riche et chaud, s’amusant à jongler entre les caractères de nourrice et de confidente.
Julien Clément traduit dans la brève intervention de Frère Jean la gravité de la situation dans sa déclamation solennelle avec un sens de l’urgence.
Le baryton-basse Arnaud Richard en Gregorio et Le Duc de Vérone par Halidou Nombre font preuve de sobriété dans leur interprétation et leur chant, et amènent ainsi le caractère raisonnable qui manque aux autres personnages.
La direction musicale se fait dès le départ rapide sans pour autant perdre la profondeur du son. Les cuivres amènent une brillance, un caractère guerrier, contrasté par la présence de deux harpes, symbole du rêve et de l’amour. Pierre Dumoussaud déploie une baguette expressive et large dans les intentions. Les mouvements sont clairs, dans des battues alternant rythme binaire et ternaire. L’Orchestre de l’Opéra de Rouen Normandie est juste dans ses rapports et parfaitement synchronisé.
Le Chœur accentus/Opéra de Rouen Normandie présente un travail complet, avec la maîtrise et la cohésion de leur partie vocale, entre eux comme avec l’orchestre et les solistes mais aussi dans les chorégraphies, très présentes, qui, alliées au chant, font vivre l'œuvre.
La dualité des deux familles se fait ainsi ressentir à travers tous les éléments musicaux et théâtraux de cet opéra. L’immersion est totale, la scène finale en apothéose et le public accueille cette production avec une vague d'applaudissements.