Barbe-Bleue (Béla Bartók & Béla Balázs) : Barcelone bouleverse Bastille
Qu'il aura été difficile d'ouvrir les portes de la Bastille et de ce Château de Barbe-Bleue !
Initialement prévu en janvier 2022, ce concert avait dû être reporté en raison de l'aggravation de la situation sanitaire (Bryn Terfel devait alors chanter avec Aušrinė Stundytė). En novembre 2021 déjà, c'était l'Orchestre de l'Opéra national de Paris qui devait reporter son déplacement au Liceu de Barcelone en raison d'un cas de Covid.
Fort heureusement, l'Orchestre de la capitale française avait pu effectuer sa tournée à la Philharmonie de Paris, au Teatre del Liceu de Barcelone et au Victoria Hall de Genève en septembre 2022 mais il a dû annuler une tournée prévue au Musikverein de Vienne et au Barbican Center à Londres en avril dernier, pour des raisons économiques. Désormais, c'est le départ précipité de Gustavo Dudamel de son poste de Directeur musical de l'Opéra de Paris qui vient apporter un nouveau coup d'arrêt dans la dynamique même de ces échanges bilatéraux et internationaux, qui s'appuient évidemment sur une direction musicale au fort rayonnement (d'autant que la présence même de Dudamel à Paris la saison prochaine est devenue incertaine).
Mais il suffit d'ouvrir la porte de la Bastille et de ce Château de Barbe-Bleue, comme Judith en ouvre les sept portes, pour se voir, comme elle, ébloui d'une beauté faisant oublier tous les tracas de ce monde.
Installé sur le plateau de la Bastille dans l'écrin boisé des panneaux acoustiques des versions de concert, l'Orquestra Simfònica del Gran Teatre del Liceu de Barcelone déploie toute l'immensité des nuances, textures et couleurs de cette partition : de la plus infime nuance ouvrant l'œuvre du bout des doigts et des archets aux cordes graves, jusqu'aux cataractes sonores, en passant par les cuivres rutilants, les percussions virtuoses (amples et précises), les bois envoûtants, les violons feutrés et colorés (comme les joyeux ou les chants d'amours qui attendent et s'entendent déjà derrière les portes de ce château).
Les musiciens sont très investis et inspirés, y compris quand ils doivent expirer de l'air en-dehors de leurs instruments pour un effet théâtral. Certains passages de relais entre pupitres et entre sections pourraient être mieux amenés, mais leur part d'hétérogénéité est aussi une marque de la richesse interprétative.
La phalange instrumentale s'impose ainsi comme protagoniste de cet opéra, comme un personnage, avec une construction sonore qui en fait le décor : ce château de sons, qui a aussi un caractère ("ces sombres murs qui pleurent !", "Tous ces murs de pierre saignent !" chante le livret).
Le maestro Josep Pons est visiblement le grand artisan de cet édifice, et il ne cesse aussi d'impressionner par son énergie allante, nourrissant sa direction toujours très précise et tonique, claire et ample : il bondit même vers la pointe des pieds et de la baguette.
Judith est incarnée par Iréne Theorin qui défend à travers l'Europe le répertoire romantique le plus exigeant vocalement (y compris avec Josep Pons). Le choix de cette chanteuse norvégienne paraît d'autant plus pertinent en sachant combien son personnage est victime du syndrome de Stockholm (elle qui chante à Barbe-Bleue : "Si tu me chasses, je dormirai sur ton seuil"). Sa prestation dégage une attention concentrée, suivant attentivement la partition (et accompagnant certains rythmes de la tête pour mieux les assurer), attentive aussi à ménager ses effets et ses efforts. Elle délaisse ainsi les phrases plus récitées et rectilignes, pour concentrer son énergie sur celles qui la mènent à travers les terrifiantes merveilles de ce château et de cette partition : dans les extrêmes de la tessiture et des nuances. Le médium grave est plus effacé mais les graves profonds et les aigus lancés d'accents continuent ensuite à se déployer. Sa voix emplit alors la Bastille de son et de résonance et elle couronne même (même peu longtemps) les plus puissants volumes de l'orchestre qui ne retient pas ses coups.
Barbe-Bleue est interprété par Bryn Terfel, qui défend un répertoire aussi exigeant que varié, à l'international, et rien qu'à Bastille en Don Giovanni, en quatre diables des Contes d'Hoffmann, en Méphistophélès de Berlioz, en Scarpia et en Falstaff. L'auditeur de ce soir retrouve d'ailleurs un peu (et même beaucoup) de tous ces personnages dans son Barbe-Bleue, même du Falstaff dans la truculence de sa prosodie hongroise (mais surtout de l'humanité démoniaque).
Dès ses quatre premières notes, il installe l'intensité musclée et vibrée de son chant en plongeant vers un grave nourri, toujours avec clarté d'articulation pour la langue. Il continue alors sur cette même lancée, constamment, investissant chaque note, nourrissant chaque nuance intense (au point de disparaître quelques fois, dans les fins des phrases les plus exigeantes). Son timbre alliant la rondeur en son cœur et le métal tranchant en ses bordures traduit l'oxymore du personnage, comme il l'incarne, comme il le joue même en version de concert : en souverain voyant sous ses yeux ses mystères percés l'un après l'autre mais par une main, par une voix d'une douceur le faisant imperceptiblement fondre.
Le public saisi durant toute l'heure de cet opéra en un acte et deux personnages applaudit chaleureusement l'ensemble du plateau, rappelle à trois reprises les solistes lyriques et Josep Pons qui s'enfonce dans les travées de ce château orchestral pour aller désigner et distinguer les différents pupitres, salués individuellement.