La Rondine, une hirondelle qui fait le printemps du Met
L’œuvre, qui date de 1917, fut créée à l’Opéra de Monte-Carlo et porte les stigmates de la Grande Guerre et d’un monde occidental en plein effondrement. Son accueil fragile et réservé en a fait un enfant mal-aimé de Puccini (il dut retravailler le dernier acte à maintes reprises, sans jamais sembler trouver de fin satisfaisante à ses propres yeux).
La Rondine est une sorte d’avatar étrange, fruit d’un croisement improbable entre La Bohème (pour les personnages du poète et de la courtisane, Magda étant une sorte de cousine éloignée de Musetta, et Prunier le pendant proustien et salonard de Rodolfo) et La Traviata (pour le parallèle spatio-temporel du Paris du Second Empire dans les deux opéras et pour la similitude des livrets, deux histoires d’amour identiques et avortées en raison du passé infamant de la maitresse interdite de mariage avec le fils de bonne famille dont elle est éprise).
Mais la comparaison s’arrête là : La Rondine porte en elle les qualités orchestrales et vocales propres à Puccini dans la maturité de son art (tandis que le livret de Giuseppe Adami manque de structure, les personnages étant comme encore esquissés, le dernier acte accusant un dénouement moins sensationnel que Tosca ou Madame Butterfly).
C’est finalement la mise en scène fluide de Nicolas Joël, qui a su en son temps (il en présenta une première version à La Scala de Milan en 1994, puis celle du Capitole de Toulouse en 2002 -reprise en 2017- et en 2008 au Met) donner une véritable consistance aux protagonistes, et une vraie dynamique au deuxième acte chez Bullier, par une efficace mise en espace du chœur agrémentée d’un numéro de ballet discret mais idoine qui redonne un souffle rafraichissant à cette bluette un peu poussiéreuse.
Nicolas Joël a su bien s’entourer : la scénographie ultra sophistiquée d’Ezio Frigerio, qui bascule le drame un demi-siècle plus tard, dans le Paris des Années Folles et de l’entre-deux-guerres insouciant enchante les yeux. Tout y est, des structures architecturales modern-style crème et bleutées en marbre à frises dorées, aux verrières Art Nouveau. Le spectaculaire travail de coiffures et de costumes de Franca Squarciapino complète cette reconstitution soignée, multipliant les coupes crantées, les chapeaux cloche et les headbands à plumes, ainsi que les robes Charleston rehaussées de strass, de perles et de franges : une vraie scène de Gatsby le Magnifique, qui donne élan et poésie à ce drame lorsque manque la dimension tragique. Les lumières élaborées et en demi-teinte de Duane Schuler complètent admirablement le tableau à l'écran.
Coté fosse, Speranza Scappucci décline avec enthousiasme et rigueur sa grammaire puccinienne, donnant aux cordes un velouté enivrant, sans jamais relâcher la tension dans les grands ensembles aux récitatifs frénétiques, mais sans non plus laisser la fosse envahir trop l’espace acoustique en salle de cinéma. Elle prête une belle attention à la ligne et au volume des chanteurs, même dans les moments de grand épanchement par exemple lors du quatuor de la fin du deuxième acte, ou bien lors du grand duo larmoyant final. Le Chœur du Metropolitan Opera s’acquitte avec conviction et légèreté des multiples interventions du deuxième acte, offrant une belle pâte homogène à cette scène bariolée et touffue.
Sur scène, la multitude de petits rôles (Jonathan Scott, Yohan Yi, Jasmine Muhammad, Mikki Sodergren, Patrick Miller, Chelsea Shephard) donnent tous à leur intervention la précision et la projection requise. Mention spéciale pour la chanteuse du café Bullier d’Ellie Dehn au timbre fruité.
Les personnages secondaires complètent ce tableau avec engagement et naturel. Le trio de mondains (Gobin, Périchaud et Crébillon respectivement tenus par Scott Scully, Christopher Job et Paul Corona) assument avec panache leur prestation de snobs blasés, leur pendant féminin les surpassant même en espièglerie et amusement (Magdalena Kuźma en truculente Yvette, Amanda Batista en facétieuse Bianca et Sun-Ly Pierce en douce Suzy).
Alfred Walker campe un Rambaldo un peu manichéen, sans grand charisme et un peu mécanique, avec une projection très puissante mais un peu monocorde et engorgée.
La Lisette d’Emily Pogorelc est en revanche savoureuse, la soprano américaine esquissant avec joliesse et grâce, de son timbre pointu, et armée d’un focus redoutable, les multiples facettes de la malicieuse soubrette, laissant se déployer son souffle lors des épanchements amoureux avec Prunier.
Lequel Prunier est défendu avec bonhomie et classe par le ténor ouzbek Bekhzod Davronov. Si la projection et le volume lui font un peu défaut au vu de l’épaisseur orchestrale et de la taille de la salle (de cinéma également), il offre aux oreilles des phrasés délicieux et de belle tenue, enrobés dans un timbre frais et chaleureux, couronnés par des aigus rayonnants qui donnent envie de l’entendre dans les rôles belcantistes et véristes les plus divers.
Jonathan Tetelman, annoncé souffrant en raison d’une allergie au pollen, semble en effet lutter une partie de la soirée avec les exigences du rôle de Ruggero, forçant un peu l’apothéose de son premier air en un aigu tendu, le métal du timbre et la puissance naturelle de son large ténor lyrique étant un peu mis à mal par sa condition physique. S’il passe sans encombres les grands ensembles du deuxième acte en ménageant sa monture, les monologues exposés du troisième acte laminent quelque peu le bronze de son matériau vocal, notamment le "dimmi che vuoi seguirmi" qu’il termine exsangue et détimbré.
Angel Blue propose une Magda plus romantique et amoureuse que femme de caractère et d’expérience. Elle ne fait qu’une bouchée du rôle pourtant très exigeant de Magda, son "Chi il bel sogno di Doretta" donnant le ton dès son entrée : legato étoffé, timbre soyeux et ample, registres admirablement bien mixés, elle passe l’orchestre et les enceintes sans effort pour offrir des moments de grâce, en des sforzandi (accents soudains) de mousseline, ou encore en laissant vrombir les décibels dans la grande scène finale sans jamais ôter un grain de souplesse à la morbidezza (langueur travaillée) de son grand soprano lyrique chaleureux.
Le public applaudit chaleureusement les solistes au tomber de rideau, après ce voyage spatio-temporel plus divertissant que tragique.