Carmen Al-Andalus, au-delà des frontières au Théâtre de Brunoy
Lors de sa création, Carmen marqua le public de l’Opéra Comique (avec un échec/scandale retentissant) par ses audaces, bousculant les habitudes du genre. Sans doute en partie inspiré par cette puissance créatrice de passer outre les frontières, le directeur artistique et fondateur de la compagnie Opéra Éclaté, Olivier Desbordes, imagine une nouvelle version de cette œuvre si connue. Rejoint par le trio Fakir, la musique elle-même est replacée dans son contexte géographique, en Andalousie, où toutes les cultures méditerranéennes se rencontrent et s’entremêlent. Côté intrigue, Carmen remontant vers la version Mérimée, se voit débarrassée de Micaëla mais aussi d'Escamillo (ajoutés par les librettistes Henri Meilhac et Ludovic Halévy) et elle retrouve son mari, le contrebandier Garcia, mais conserve aussi ses amies Mercédès et Frasquita.
Après une quinzaine de jours en résidence au Théâtre de Brunoy, Opéra Éclaté présente donc leur création Carmen Al-Andalus à l'aube d'une tournée nationale. Une rangée de chaises encadre une scène carrée très légèrement surélevée, les musiciens occupants la rangée en fond de scène délimitée par une grande et belle toile peinte par Aziz Lkhattaf, les chanteurs masculins s’asseyant parfois à jardin, les femmes à cour. Les deux genres s’opposent, voire se confrontent d’un côté l’autre, mais, au milieu, ils se rencontrent et se mêlent. Avec sobriété, quelques accessoires modifient le décor imaginé par Patrice Gouron, replaçant ainsi avec simplicité chaque lieu de chaque acte. Les lumières de Simon Gautier participent grandement de cette efficience, avec douceur néanmoins affirmée apportant la chaleur de la taverne ou l’impression d’obscurité de la froide montagne.
Le rôle-titre est interprété par Ahlima Mhamdi, qui connaît déjà bien ce personnage sensuel mais surtout insolent, provocateur. Sa voix sert constamment son jeu scénique, investi, parfois intense, avec un timbre rond, de jolies teintes de lumière et un vibrato qui apporte la chaleur de son mezzo. Sa diction irréprochable permet de savourer chacune de ses paroles et également ses nuances expressives. Don José, brigadier malmené par l’amour de cette femme libre, est incarné par Jean-François Marras. Il apporte à son personnage toute la sensibilité d’un homme naïf et non moins passionné. La largesse de sa voix empêche parfois de bien comprendre son texte mais il ne peut que toucher par ses aigus implorants, notamment dans son air « La fleur que tu m'avais jetée ».
Le ténor Yassine Benameur (également assistant à la mise en scène) interprète donc Garcia, le mari de Carmen. Rappelant sans doute ainsi la culture mozarabe de l’Andalousie, c’est en arabe qu’il chante – avec le style approprié et tel un conteur – deux airs, dont l’un est la mise en parole de l’ouverture et l’autre composé expressément par Youssef Kassimi Jamal pour l’acte III (lorsque, dans la nouvelle, José apprend que Carmen est mariée à Garcia).
Dommage que la traduction ne soit pas disponible, les quelques échos de mélodies de l’œuvre de Bizet ne suffisant pas à comprendre pleinement la plus-value de cet agrément. Frasquita et Mercedes, respectivement Sonia Menen et Sonia Skouri-Robert, n’ont pas leur air des cartes pour pouvoir ainsi montrer leur talent, mais la chaleur et la présence de leur timbre sont appréciées lors de leurs interventions. Il en va de même pour Eduard Ferenczi-Gurban et Yanis Benabdallah en Dancaïre et Remendado, jeunes voix déjà solides, bien présentes et pleines. L'auditoire salue aussi la prestation d’Omar Hasan en Zuniga, au timbre large et chaud, parfois un rien instable dans les graves mais à l’accent chantant et joliment chatoyant lors des interventions parlées.
Autour du trio Fakir et avec la coordination musicale discrète du violoniste Marwan Fakir, les musiciens de l’Orchestre Mare Nostrum partagent leur plaisir de ce mêlement des musiques, entre la finesse de certaines mélodies – agréablement conduites notamment par la flûtiste Anna Souhaila et le violoncelliste Sary Khalife –, et les couleurs méditerranéennes rythmées dans l’orchestration signée par le contrebassiste Pierre-Antoine Despatures ("pour quintette à cordes, guitare espagnole, derbouka, trompette, clarinette, flûte"). Le violoniste Aramis Monroy participe grandement à cette coloration par ses improvisations au jeu rempli de glissandi ou sul ponticello (chevalet), d’où des sonorités pleines d’harmoniques et transportant dans celles de l’ailleurs.
Le public brénadien applaudit avec beaucoup de joie cette production, permettant aux non-initiés de découvrir l’œuvre de Bizet dans une approche originale et originelle, et à ceux qui ont dans l’oreille les célèbres mélodies de Carmen de les redécouvrir sous un jour nouveau.