Breaking the Waves : vague d’amour dévorante à l’Opéra Comique
Bess et Jan sont follement amoureux et se marient. Mais Jan doit retourner sur la plateforme pétrolière sur laquelle il travaille. Vivant mal son absence, Bess prie pour le retour de son mari. Son vœu s’exauce, mais pas comme elle le souhaitait : ce dernier est victime d’un accident et revient paralysé. Il demande à Bess, comme une nécessité vitale, d’avoir des aventures avec d’autres hommes et de les lui raconter. Par amour et pensant bien agir, la jeune femme accepte cette déchéance jusqu’au sacrifice ultime coïncidant avec la guérison de son mari.
Cette histoire, issue du film éponyme de Lars von Trier, et questionnant des thèmes universels (l’amour, la foi, le sens de la vie, l’emprise d’un proche ou d’une communauté, le handicap), est ici explorée à la fois avec puissance et subtilité. Le livret de Royce Vavrek est percutant et (presque) sans baisse de tension. La musique de Missy Mazzoli est très accessible bien que d’une grande richesse harmonique. Si le thème (la rédemption de l’homme par le sacrifice de la femme) évoque Wagner, la partition a pour source d’inspiration assumée et très audible la musique de Britten : pas la moins intéressante, donc tant mieux. L’orchestre traduit ainsi constamment la violence et l’urgence de l’amour qui unit les deux protagonistes, tandis que l’écriture vocale revêt une certaine complexité. Les dialogues entre Bess et Dieu, au cours de ses prières, sont saisissants : comme dans le film, Bess prête sa voix (dans le registre médian) au divin, accompagnée d’un chœur d’homme et d’une guitare électrique. L’univers sonore ainsi créé semble suggérer que les réponses surgissent plutôt des enfers que du paradis (ce que la mise en scène appuie par des projections enflammées), ce qui pourrait expliquer sa déchéance.
Tom Morris assure la mise en scène avec une apparente simplicité : la scénographie est composée d’un monolithe érigé sur une tournette, qui permet de créer différents espaces et d’enchainer les scènes de manière fluide. Les projections de Will Duke caractérisent chaque lieu (un hôpital, une église, un bateau, une falaise, etc.).
Le chœur d’hommes, qui représente la communauté à laquelle Bess appartient, se montre d’une précision extrême, à la fois dans les nuances et dans la cohérence rythmique. Il faut dire que le Chœur Aedes est mené depuis la fosse par son directeur, Mathieu Romano, pour sa première expérience de direction d’un opéra. À la tête de l’Orchestre de chambre de Paris, il parvient à créer les ambiances chahutées de l’Ecosse, de beaux moments intimes et de grandes scènes d’ensemble, puissantes, jouant notamment sur les stridences pour faire planner une ambiance mystérieuse.
Le rôle de Bess McNeill fait partie de ces rôles gigantesques à même d'impressionner le public : c'est le cas pour Sydney Mancasola. Le rôle, dont la présence est quasiment continue, réclame un ambitus large et un investissement scénique total (nécessitant notamment une mise à nu et des simulations de scènes de sexe). La soprano y ajoute une voix duveteuse et vibrante, au beau volume, et une sensibilité constante : sa Bess est fragile mais moins psychiatriquement malade que le film ne la présente, ce qui amplifie l’ambiguïté sur la réalité de ses dialogues avec Dieu.
Jarrett Ott incarne Jan Nyman d’une voix charnue, bien projetée. Ses graves, bien que peu exploités ici (au contraire de son registre aigu) sont particulièrement chaleureux. Il compose un personnage simplement amoureux et attentionné, que son accident transforme en une bête blessée et blessante, perdant la conscience de l’impact que peuvent avoir ses demandes sur sa femme. Ainsi, son phrasé reste-t-il empreint de musicalité quand il le peut, mais violent quand il le doit. Wallis Giunta en Dodo McNeill, la sœur et confidente de Bess, se montre touchante (et même poignante à la fin) dans sa vaine volonté d’aider sa sœur. Sa voix, au timbre dur et rougi, submerge aisément l’orchestre grâce à une large projection.
Susan Bullock incarne la Mère de Bess, figure autoritaire et distante, d’une voix perchée, au timbre froid et lumineux. En Docteur Richardson, Elgan Llŷr Thomas offre une voix percutante aux graves chauds et à l’aigu résonnant. Ses vocalises manquent toutefois de fluidité pour être précises. Mathieu Dubroca n’a que peu à chanter en Terry (l’ami de Jan), mais il sait se montrer présent (bien qu’inélégant) scéniquement, déclamant son texte d’une voix franche. Andrew Nolen prête sa voix grave mais lumineuse et son phrasé sentencieux à l’impitoyable Révérend. Issus du chœur, Pascal Gourgand est un "Marin sadique" à la voix grave et engorgée, tandis que Fabrice Foison est un Jeune marin dont les deux très courtes interventions sont (en accord avec la partition) proches du cri.
Aux saluts finaux, l’ensemble des protagonistes sont salués avec cris et enthousiasme, en particulier Sydney Mancasola, le chef Mathieu Romano et les deux créateurs de l’œuvre.