Orlando furioso for ever au TCE
« Une soirée vintage » se plaît à dire Jean-Christophe Spinosi à la fin de la représentation. Tout heureux, il évoque sa passion pour cet opéra de Vivaldi ainsi que sa rencontre avec l’une de ses interprètes préférées : Marie-Nicole Lemieux. Après un enregistrement sur instruments d’époque en 2004 le révélant au grand public, une version scénique vit le jour ici-même au Théâtre des Champs-Élysées en 2011. Ainsi, il retrouve cet ouvrage une vingtaine d'années plus tard et toujours avec Marie-Nicole Lemieux qui troque le rôle du chevalier Orlando pour celui de la magicienne Alcina.
Cette passion pour Vivaldi, et plus particulièrement pour cet opéra, enrichie de l’expérience de la maturité, le choix porté sur de nouveaux interprètes, tous passionnés et vibrants, sa complicité fructueuse avec ses musiciens, sa conduite toujours inspirée et renouvelée d’une œuvre qui ne l’est pas moins font de cette reprise une interprétation menée tambour battant, donnant une force scénique à la version concertante.
Le contre-ténor italien Carlo Vistoli hérite du rôle-titre d’Orlando, chevalier devenant fou (son amour pour la belle Angelica n’étant pas réciproque). Jusqu’à la fin de l’acte II, il déploie virtuosité et impétuosité dans ses airs de bravoure avec une tonalité caractérisée. Puis le personnage devient fou, et là encore Carlo Vistoli, accompagné par un orchestre réactif, s’adapte à l’écriture de Vivaldi qui le fait basculer dans un récitatif très modulant, interrompu par des airs brefs. Abasourdi lorsqu’il lit, gravé sur un arbre « Ici Angelica fut l’épouse de Medoro », il perd alors son panache tout en continuant à vivre intensément le récit halluciné par une articulation précise, des attaques de consonnes exagérées. Il ajoute des effets surprenants comme lorsqu’il utilise la voix de poitrine pour railler Alcina en français (dans le texte). La ligne se fait finalement plus calme et mélodieuse lorsqu’il retrouve la raison et renonce à son amour pour Angelica, mais sans retrouver son impétuosité du début, meurtri à jamais. Le chanteur se cale ainsi constamment au plus près des intentions du compositeur, sans redondance ni exagération. Sa voix pleine et puissante au timbre dense, reste homogène dans les différents registres avec une grande stabilité dans le medium, comme dans les déferlements de vocalises énergiques et les attaques percutantes qui servent les airs de bravoure (notamment le plus connu “Nel profondo”). La ductilité de la ligne mélodique, les envolées perçantes dans les aigus au moment du Da Capo (reprise), confirment son ardeur et préfigurent son exubérance. Sa présence scénique s’allie à l’incarnation de son chant : il joue avec sa longue chevelure pour passer d’un état à un autre en détachant sa queue de cheval puis enlève sa veste noire, sa chemise blanche à moitié débraillée suggérant l'idée d'Orlando se dévêtant. Il s’agrippe au pupitre dans un accès de désespoir. Un instant, il inverse les rôles et dirige Jean-Christophe Spinosi dansant avec Marie-Nicole Lemieux sur l’air de la Folie, suscitant les rires du public. Il virevolte, joue de son corps pour suggérer ce fou que l’on dirait tout droit sorti du tableau de Jérôme Bosch, La Nef des fous, sans jamais perdre l’accroche brillante de sa voix.
Les autres personnages sont là pour éclairer le drame et dépendent d’Orlando. Aucun rôle n’est négligé, tous demandent virtuosité, intelligence dramatique et engagement de chaque instant, ce que l’ensemble de la distribution offre avec brio. Dans sa robe noire scintillante, Marie-Nicole Lemieux incarne la magicienne Alcina en maîtresse de cérémonie, heureuse d’être sur cette scène. Grâce à sa voix ample et modulée, une multitude de possibilités expressives lui sont permises pour camper cette séductrice, manipulatrice, persuadée qu’aucun homme ne peut lui résister. Elle construit son personnage par des mimiques, des gestes, change d’affect en un clin d’œil en variant sa technique sans faille. Espiègle, cajoleuse, langoureuse, la nuance est douce jusqu’au moindre grave, quand elle se félicite de sa nouvelle conquête, le chevalier Ruggiero. Ses phrases sont ornées à dessein, nuancées, attaquées différemment. Lorsqu’elle bénit le mariage d’Angelica et Medoro, son visage s’assombrit, l’inquiétude se traduit par quelques élans forte entrecoupant la ligne mélodique émise dans une extrême douceur. Deviendrait-elle vulnérable ? Quand elle se sait vaincue, elle se métamorphose en une véritable furie dans un air d’une grande virtuosité avec des aigus projetés comme des cris de détresse accompagnés d’un coup rageur du pied.
Angelica, l’objet du désir d’Orlando, est interprétée par la soprano Ana Maria Labin. Sa voix délicatement vibrante au timbre cristallin convient pour la jeune amoureuse, future épouse de Medoro. Visage souriant, elle affirme des aigus rayonnants, un phrasé enveloppant pour ses premières interventions. Elle anime le rôle avec une expressivité apportée par des couleurs vocales variées, des nuances diversifiées, un jeu scénique adapté lorsqu’elle exprime toute une palette de sentiments vis-à-vis d’Orlando : sarcasme, dédain (elle utilise alors de légers ports de voix), perfidie, remords (la voix s’assombrissant légèrement dans le medium). Sa voix gagne peu à peu en profondeur lorsqu’elle affirme son amour pour Medoro.
Le rôle travesti de Medoro revient à la mezzo Adèle Charvet. Elle incarne l’homme rationnel, en opposition à Orlando. La maîtrise de sa tessiture englobe des graves riches et profonds tout comme des aigus timbrés. Expressive, la voix est agile dans les vocalises, d’une grande solidité de souffle (la sortie récente de son disque avec l’ensemble Le Consort sur le Teatro Sant’Angelo à Venise, où fut créé l’Orlando Furioso en 1727, est certainement liée à la maturité acquise pour l’interprétation de ce rôle).
Margherita Maria Sala rend crédible l’indignation de Bradamante face à l’infidélité de Ruggiero. Sa voix de contralto au timbre chaud, aux teintes sombres, est homogène sur toute la tessiture, bien projetée et sans emphase. Ces interventions sont toujours variées dans l’ornementation et monte en puissance (comme sa colère) avec des vocalises solides qui tiennent sur la longueur.
Le contre-ténor Filippo Mineccia incarne Ruggiero. Ses aigus perçants émergeant d’une voix timbrée et voluptueuse ne font pas oublier qu’il est l’héroïque batailleur devenu vulnérable aux philtres magiques d’Alcina. Dans son grand air “Sol da te, mio dolce amore” tout en douceur et délicatesse, il dialogue avec Julie Huguet au traverso (flûte baroque), celle-ci assurant par cœur cette partition virtuose à ses côtés : pur moment de poésie où toute la salle retient son souffle.
Luigi de Donato, de sa voix puissante et profonde de (baryton-)basse assure le rôle du sage Astolfo, renonçant à l’amour vain d’Alcina pour sauver Orlando. Sa voix colossale à l’image de sa stature, solidement ancrée jusque dans les graves extrêmes, affirme les vocalises avec brio.
Les petites interventions de l’Ensemble vocal Lili Boulanger assurent la cohésion musicale de l’œuvre : chœurs de réjouissance, finale.
Jean-Christophe Spinosi s’amuse avec les artistes de la démesure que lui offre Vivaldi, en cette folie illustrée dans l’histoire, apportant une certaine démesure et rendant cette musique pleine de surprise, vivante, contrastée à l’extrême dès l’ouverture et toujours passionnée. Sa direction d’un enthousiasme communicatif, est toujours alerte et attentive à l’ensemble du plateau. Il peut compter sur des musiciens tout aussi à l’aise dans les grands airs de bravoure, les pages plus émouvantes que dans les scènes de folie faisant ressortir le modernisme de l’œuvre (fréquents changements de tempo, de tonalités, discours se morcelant, s’éparpillant presque mesure par mesure, changeant d’éclairage parfois à chaque instant par de brusques modulations, voire des superpositions de tonalités).
Après un accueil triomphal du public, Jean-Christophe Spinosi assure le show final avec Marie-Nicole Lemieux, s’épanchant sur leurs souvenirs liés à cette production, avant de souhaiter (en musique) un bon anniversaire à Adèle Charvet.
OPERA | Quelques secondes avant l'ouverture... toujours magique ! Ce jeudi, #OrlandoFurioso de Vivaldi en version de concert dirigé par Jean-Christophe Spinosi, avec Carlo Vistoli et Marie-Nicole Lemieux ❤️ ❤️ ❤️ Réservez : https://t.co/ouUhFpTsvZ pic.twitter.com/riZVCZr3wN
— Théâtre des Champs-Elysées (@TCEOPERA) 23 mai 2023