Luminarium, de la concorde aux Invalides
La saison musicale des Invalides est notamment rythmée par des cycles thématiques, qui viennent résonner avec les lieux, ses missions et ses expositions. Ce concert résonne ainsi avec le cycle “L’Homme et le Sacré” qui résonne avec l'exposition "La Haine des clans. Guerres de Religion, 1559-1610" au musée de l’Armée du 5 avril au 30 juillet 2023.
À Lire comme chaque année : la présentation et les enjeux de la saison musicale, avec Christine Dana-Helfrich, Conservateur en chef du patrimoine et chef de la Mission musique au musée de l'Armée
Certes le dicton rappelle que la musique adoucit les mœurs, et certes elle apporte littéralement l'"harmonie", il n'empêche que l'illustration en est rarement aussi éloquente qu'en cette nouvelle occasion. Ce cycle et ce programme musical dans ce haut-lieu de l'armée et de l'église (en cette Cathédrale du diocèse aux armées françaises) vient en effet réunir musiques catholique et protestante (Palestrina et L'Estocart et leur inspirateur commun car universel, Josquin des Prés), soit la Réforme et la Contre-Réforme, renvoyant par l'harmonie des sons à cette époque pourtant ô combien sanglante, notamment marquée par l'Assassinat du Duc de Guise. Précisément, est ensuite interprétée ce soir la première musique de l'histoire composée pour un film, par Saint-Saëns pour le film intitulé "L'Assassinat du duc de Guise" (réalisé en 1908 par André Calmettes et Charles Le Bargy).
Le concert se referme sur Luminarium justement présentée comme un kaléidoscope et par son compositeur Kryštof Mařatka (en résidence in loco) qui vient lui-même donner les clefs de son opus, muni d'un étrange objet : un long serpent de métal (avec même sa langue fourchue). Il explique qu'il s'agit d'un carnyx gaulois, ici montré en réplique fidèle de cet instrument deux fois millénaire retrouvé sur un site archéologique. Le compositeur joint même le geste et les sons à la parole, proposant une démonstration qui impressionne l'auditoire, non seulement par l'altitude à laquelle est dressé cet instrument fait pour encourager et terrifier sur les champs de bataille, mais aussi par l'agilité avec laquelle Kryštof Mařatka en tire, avec un fort investissement, un son rauque et claironnant du grave à l'aigu. Cet instrument vient ici comme un symbole de la démarche de cet artiste et de son œuvre, qui entend remonter même jusqu'aux hommes des cavernes pour recomposer en sons ce qui réunit l'humanité. Dans son concerto pour clarinette qu'est Luminarium, quelques notes instrumentales suffisent à dessiner les couleurs typiques d'une culture : une couleur, un micro-intervalle, un glissando typique fait voyager comme il voyage de la clarinette à l'orchestre, avec la délicatesse d'un souffle de velours ou le martelé entêtant et percussif faisant danser les instruments, le clarinettiste virtuose Chen Halevi et presque le public. Les contrées et les cultures dialoguent d'autant mieux que les sections et mouvements s'enchaînent naturellement, jusqu'à se fondre sans se confondre (faisant d'autant plus regretter des moments d'interruptions pour des raisons contingentes de réglages d'instruments ou de partitions, voire pour souffler au sein de ce voyage si intense : et certes, il faut bien attendre parfois une correspondance a fortiori dans un si long voyage).
Le voyage se déploie ainsi en 27 pays et autant de traditions musicales mais qui dialoguent ici, se tendent la main. Les sections des mouvements s'enchaînent en soulignant combien les traditions musicales de pays différents (même ceux qui se sont si longtemps ignorés voire combattus) partagent de sonorités communes, chacune avec ses traits identifiables mais comme familiers d'autres : entre rite du soleil levant d'Indonésie, improvisation d'Ouzbékistan, chant funèbre d'Albanie, chant troubadour de France, liturgie Syrienne, Nô japonais, etc... entre rites, traditions, rituels, pratiques, tous sur ce souffle du clarinettiste, long comme les archets de l'orchestre dans des transitions qui symbolisent concorde, dialogue, liens des identités (l'identité est à la fois ce qui distingue, chacun ayant son identité propre, et ce qui nous réunit : une identité commune).
Ce travail d'historio-ethnographe en sons, faisant de la clarinette et de l'orchestre la voix des cultures en harmonie souvent avec la faune et la flore relie ainsi les temps et les lieux comme dans un film documentaire, une richesse cinématographique qui aura été déployée également juste avant au programme avec la partition de Saint-Saëns (qui en son temps dirigea par ailleurs lui-même cet Orchestre de la Garde Républicaine).
Après un début flou comme le temps de faire le point, la partition cinématographique semble n'en faire qu'à sa guise, mais c'est pour mieux traduire les épisodes haletants de cette Histoire, avec des marches intrépides, stases mystérieuses, complots ourdis en messe (contre-)basses, grands mouvements fugués, accents soudains et glissements, cavalcades, le tout prenant pleine possession de l'acoustique et de sa résonance sous la direction limpide, nette et parfois lisse de Sébastien Billard.
Dans la pleine logique chrono-esthétique et thématique de ce cycle et de la mission musicale des Invalides, le concert aura donc avant cela réuni dans une première partie des œuvres de la Réforme et de la Contre-Réforme, là encore l'occasion de voir à la fois (même tour à tour) toutes les différences et tant de points communs. L'Estocart l'Huguenot écrit en langue vernaculaire en s'inspirant de la chanson, et pourtant sa plume a pleinement puisé dans l'agilité de l'école franco-flamande dont Josquin des Prés fut maître et qui fût reprise par Palestrina mandaté par le Concile de Trente pour faire acte de résistance artistique face au Protestantisme. Et de même, un esprit populaire irrigue en profondeur le chant même fort spirituel latin, tant Josquin savait passer habilement de la Chanson à la Messe (en une époque de la Renaissance qui insère même des thèmes plus que populaires dans ses pièces spirituelles). Ces trois compositeurs en cette première partie sont défendus a cappella, avec le soutien de l'orgue tenu par Jean-Christian Le Coz, délicat et discret mais précieux pour la constante justesse.
La phalange chorale réunie déploie la richesse d'une interprétation très contrastée, par l'effectif déjà associant hommes du Chœur de l’Armée Française et filles de la Maîtrise de Notre-Dame de Paris. Les caractères des basses semblent d'autant plus sombres et charnus, d'autant que leur timbre s'épaissit jusqu'à glisser de notes en notes. Les ténors claironnent d'autant (jusqu'à se tendre) qu'ils sont divisés en deux pupitres aux deux extrémités du rang masculin, derrière celui des adolescentes qui ont gardé ce qu'il faut de souffle dans leurs voix pour attendrir sans blanchir le son. La richesse de cette interprétation, tirant ces musiques loin de la dimension de stase voire statique qu'elles peuvent prendre, est assurée par cette diversité vocale mais réunie par la direction d'Émilie Fleury, toujours intense et ample, claire et souple.
Le public baigné dans ces lumières musicales, se montre fasciné tout le concert durant et ne rompt le silence religieux que pour saluer les artistes par de très chaleureux applaudissements. Magie des concerts à l'heure d'été, la Cathédrale annonçait déjà le thème à venir par sa forte luminosité au début du concert à 20h, et lorsque le public s'en retourne deux heures plus tard, la nuit n'est pas encore tombée, et ce jour léger d'un ciel bleuté aux teintes rosées prolonge encore l'émotion, lumineuse.