Le Viol de Lucrèce au Capitole : Symbolique et intense
Créé le 12 juillet 1946 cet “Opéra de Chambre” prend le canevas de l’histoire annoncée par le titre (et qui serait l’élément déclencheur de la révolte à l’origine de la République Romaine) pour traiter des thèmes de l’occupation et de la condition humaine en y comparant la souffrance du Christ. Les deux personnages incarnant le Chœur entrent sur scène et commandent l’orchestre et le levé de rideau. Les costumes (Mine Vergez) associent l’histoire à l’époque de la Seconde Guerre Mondiale, les trois protagonistes masculins étant en uniformes d’officier noir et le Chœur Masculin habillé façon « Jean Moulin » - chapeau, écharpe, manteau, une valise à la main. Le Chœur Féminin est vêtu d’une longue robe noire.
L’opéra s’ouvre sur grande tablée où boivent Tarquin, Junius et Collatin, le derrière de la scène est surélevé et rempli par de larges rideaux blancs, tombant en leur milieu comme le ferait une toge romaine. La table enlevée pour les prochaines scènes laisse voir une grande rampe inclinée sur le centre du plateau, permettant de mettre davantage en relief les effets de hauteur et de profondeur. Un unique pilier transperce cette rampe, incliné tout d’abord pour finir relevé tel le mât d’un navire, d’où descendra à la fin une tenture pour en signifier la voile. Le levé des rideaux d’arrière scène révèle les restes d’un immense buste romain, principalement une immense tête couchée. Dans les passages d’allégories Christiques descend une grande tenture montrant une ancienne représentation du Messie. Dans la première scène de l’Acte II, où la révolte gronde, les protagonistes (vêtus d’impairs) s’agitent sur une scène éclairée par des lumières mobiles, rappelant celles de miradors… La scène du viol inverse d’abord la dynamique, représentant Tarquin à genou, prisonnier de son désir pour Lucrèce avant qu’il ne reprenne (ou perde) le contrôle et force cette dernière, lui enlevant ici sa tiare et détachant ses cheveux avant de s’allonger côte à côte et d’être recouvert d’un drap blanc. La palette de couleurs est sombre et blême, gris et noir s’alliant à un blanc aux teintes généralement livide. Cette unité généralisée des couleurs rend d’autant plus marquants les épisodes qui s’en détachent : le changement de costume lors de la scène du viol (Lucrèce en robe rouge éclatante, Tarquin en habit romain doré) et la lumière d’une chaleur quasi malsaine le matin suivant l’affront. Si les décors (d'Hernán Peñuela) et la mise en scène sont relativement simples, suggérant autant qu’elle ne démontre, le rendu est ainsi efficace et d’une symbolique riche.
La partition de Britten est complexe, d’une dramaturgie presque cinématographique dans l’hétérogénéité et l’intensité qui la caractérise. L’effectif orchestral est réduit en nombre (13 instrumentistes) mais riche en textures musicales et mariages de timbres pour rendre aussi bien des passages lyriques, des mélodies languissantes que des moment chaotiques, dissonants et sinistres, à l’esthétique profondément moderne. Marius Stieghorst est à la baguette et au piano pour diriger cette formation inhabituelle, ce qu’il fait avec précision, attention et énergie. C’est l’occasion pour des instruments comme la harpe (et ses passages d’ostinatos envoûtants), le cor, le cor anglais (s’associant à la voix de Lucrèce) ou le basson de briller. Le son du tutti ne manque aucunement de puissance et les nombreux passages en solo, duo ou trio de la partition de Britten sont interprétés avec force et sensibilité (mais parfois légèrement trop fort par rapport aux nuances des solistes).
C’est une œuvre également complexe pour les chanteurs, outre des harmonies et rythmes souvent complexes, de par les nombreux passages extrêmement disjoints et le traitement parfois instrumental de la voix (utilisée parfois comme texture supplémentaire de l’orchestre), le tout avec les enjeux de prononciation de la langue anglaise, moins souvent pratiquée à l'opéra que l’allemand ou l’italien.
Agnieszka Rehlis prête son large mezzo-soprano à la malheureuse Lucrèce. Ses aigus sont puissants et ses médiums-graves présents et chaleureux. Son jeu plutôt réservé est crédible dans sa dignité de patricienne et son désespoir contenu. La largeur de ses voyelles rend le texte parfois difficile à comprendre (exercice généralement compliqué dans les aigus et les passages disjoints).
Brillante dans sa robe rouge durant le drame, touchante dans le désarroi mortifié qui le suit, ses graves sombres (dans le passage quasi recto tonal -sur une même note répétée- de son entrée de l’Acte II) rendent parfaitement le sentiment de l’instant, suivis ensuite d’aigus frénétiques.
Tarquin, le prince étrusque outrageant est interprété par Duncan Rock. Doté d’une physicalité naturelle et d’une présence scénique marquée, il incarne l’ivresse, le désir désespéré et la bestialité de son personnage. Sa voix de baryton porte bien le texte, la ligne vocale est claire et soutenue et il fait montre d’un grand sens de la nuance. Il sert la dramaturgie de la partition et fait preuve d’une grande intensité, en particulier dans la scène précédent le viol.
Cyrille Dubois incarne le rôle central de l’opéra : Le Chœur Masculin. Il assume ce rôle particulièrement loquace et exigeant avec finesse et assurance. Sa voix de ténor est puissante et son timbre se prête aux inflexions alambiquées d’un rôle entre un chant déclamé et disjoint puis aux lignes et mélodies lyriques et soutenues. Doté d’un petit accent français et jouant du parti pris de marquer fortement les consonnes (au même niveau qu’elles le seraient en allemand, ce que font aussi partie de ses collègues), il fait montre d’une ligne vocale irréprochable et est très intelligible malgré la complexité de ses phrases.
Son personnage se doit de narrer l’action et la mime très souvent, notamment quand il décrit les rêves lubriques de Tarquin, ou encore la chevauchée qui les suit, ce qu’il fait avec présence, aisance et énergie. Le spectateur le voit descendre dans la bestialité et perdre ses vêtements à mesure que l’action avance, accompagnant la descente vers l’animalité du prince étrusque, finissant torse nu et laissant voir des marques rouge, potentiellement de torture (peut-être en référence à Jean Moulin ?). Gagnant encore en aisance après le premier acte, il embrasse pleinement la théâtralité du rôle, se prête à toute les fonctions et remplit son rôle de personnage clé. Sa prestation est salué par une large ovation du public.
Collatin, l’époux de Lucrèce est incarné avec force et sensibilité par Dominic Barberi. Son timbre de basse est sombre et autoritaire (renforcé par sa présence naturelle), la diction est claire et la ligne vocale irréprochable. Naturellement imposant, il sait aussi trouver des nuances légères, délicates et profondément touchantes pour rendre les intentions de la partition. Un exemple notable est le passage juste avant le suicide de Lucrèce où ses piani tendres et tristes « ne nous séparons plus » sont du plus bel effet.
Marie-Laure Garnier interprète le Chœur Féminin. La voix est forte, timbrée et chaleureuse, les intonations sont précises et contrôlées et elle fait preuve d’un grand sens de la nuance et de la musicalité, marquant l’esprit dès l’ouverture par des messa di voce (conduites de voix) fins et maîtrisés. Plus stoïque par la nature de son rôle que son homologue masculin, elle dispose d’une présence scénique marquée. La tirade finale, qui clôt l’opéra, est particulièrement marquante par son lyrisme et sa sensibilité.
Philippe-Nicolas Martin incarne Junius, romain ambitieux qui attise la convoitise de Tarquin. La voix est claire et il remplit efficacement son rôle, son personnage demandant de jouer l’ivrogne dans une dispute, l’enragé de jalousie et l’opportuniste. Le texte peut manquer de clarté mais l’énergie et la conviction de jeu du général rend l’action crédible.
Les deux servantes de Lucrèce, Lucia et Bianca sont incarnées par Céline Laborie et Juliette Mars. Céline Laborie est Lucia, la suivante plus jeune et ingénue. Le timbre est aérien, beau et précis. Ses aigus semblent aisés et elle complète avec musicalité la texture de l’Orchestre national du Capitole dans les parties où sa voix est utilisée davantage comme un instrument, avec des motifs décoratifs. Son texte est intelligible, son jeu est dynamique et convaincu, plus encore au deuxième acte où elle prend toute son assurance.
Juliette Mars prête sa puissante voix de mezzo à la domestique plus âgée, elle fait montre d’un large vibrato sur la partie supérieure de son ambitus mais affirme des médiums et des graves sonores, chaleureux et nuancés. Si son accent français est assez présent, elle soutient efficacement l’intensité de l’action par son jeu et sa présence.
Cette création toulousaine pour Le Viol de Lucrèce au bien-nommé Capitole marque ainsi les esprits par sa distribution haute en couleurs et sa mise en scène fine et chargée en symbolique. La partition et le livret de l’opéra garantissent en eux-mêmes une grande intensité dramatique et émotionnelle et c’est par des applaudissements soutenus et les multiples rappels d’un public transporté que se clôt cette impressionnante première.