Les Joyeuses Commères de Windsor à Vienne
Nouvelle perspective de la tradition comique avec une note de féminisme
La comédie de Shakespeare, Les Joyeuses Commères de Windsor (1602) n'a pas seulement inspiré le dernier opéra de Verdi (Falstaff en 1893) mais également -en 1849- une adaptation en "opéra-comique et fantastique" à Otto Nicolai (sur un livret signé Salomon Hermann Mosenthal). La mise en scène de Nina Spijkers projette cette histoire en 1918, année du suffrage universel en Autriche. La société est en train de changer et l’émancipation des femmes commence à prendre son essor, suscitant une peur collective chez les hommes. « La peur de la perte de statut est le déterminant commun des hommes dans cette pièce », résume Nina Spijkers en donnant la clef et le point de départ de son travail.
La tension socioculturelle qui coïncide avec celle entre les genres se manifeste dans l’esthétique visuelle, qui anticipe déjà sur l'époque du Flower Power, et s'amuse de tous les travestissements offerts par l'intrigue pour affubler la gent féminines de moustaches et démarches mâles. Pour conserver la dimension comique, la mise en scène puise dans les ressources comiques classiques, du slapstick (avec baffes et gags physiques), et par l’exagération visuelle et comique des lieux et des costumes (de Jorine van Beek). Les décors de Rae Smith sont délimités par un cadre central au proscenium, dont l’esthétique rappelle celle des bâtiments du XIXe siècle. Derrière, un plateau tournant permet d’évoquer les différents endroits où ont lieu les actions, déclenchant un décalage entre le cadre très formel au papier peint chargé et l'humour coloré des atours (comme la distribution sait passer du chant au jeu parlé : Singspiel oblige).
Anett Fritsch (Frau Fluth - Alice Ford) représente la richesse d’émotions de son personnage par la puissance et le caractère chaleureux de son timbre. Les montées et les percées sont aisées et libres, confirmant sa maîtrise du chant en harmonie avec l’incarnation du rôle. D’une présence scénique imposante, elle attire naturellement l’attention dans les scènes de la collectivité qui l'invitent à s’imposer parmi les chœurs.
Stephanie Maitland (Frau Reich - Meg Page) a un timbre velouté bien assis pour donner la profondeur aux résonances dans les montées entre le registre moyen et le registre haut. De petits moments d’instabilité restreignent une mise en valeur entière de la belle résonance naturelle de la voix mais demeurent accessoires par rapport au duo charmant qu’elle forme avec Anett Fritsch. Leurs timbres se complémentent bien, manifestant une complicité amicale tout à fait agréable.
Martin Winkler (Sir John Falstaff) est vocalement imposant, avec une audace remarquée qui lui permettent d’assurer les transitions entre les registres avec une aisance énergétique. Il paraît être un choix on-ne-peut-plus seyant pour le rôle que la mise en scène souhaite représenter de manière plus humaine et qui le distingue des lieux communs. Il met en effet ses atouts vocaux au service de l’humanité du séducteur raté qui cache en lui une grande peur de l’échec et du ridicule.
JunHo You (Fenton) puise pleinement dans la représentation typique de l’amant romantique et n’hésite pas à se présenter comme ridicule quand le moment dramatique le nécessite. Ce jeu, qui rend l’incarnation adorable, est rendu par la fierté et la puissance de son timbre, dont la résonance chaleureuse semble faite pour saisir les élans de l’amour de jeunesse.
Lauren Urquhart (Anna Reich) est une figure de rebelle qui attire par la pureté cristalline du timbre et les piqures d’ironie et de badinerie dans ses percées. Elle assure avec aisance la densité lyrique associée aux passions étouffées du personnages qui s'enflamment à la fin du drame.
Daniel Schmutzhard (Herr Fluth - Ford) capte la cruauté et la brutalité de son personnage peu sympathique qui manifeste le plus explicitement sa peur face à la mise en doute des valeurs conservatrices de la famille. La densité de la résonance peut ressortir menaçante à son gré, ou charismatique, ce qui produit un effet de choc par rapport à la grossièreté de la figure.
Aaron Pendleton (Herr Reich - Page) est tout à fait naturel et aisé dans les mouvements entre les registres. Carsten Süss (Junker Spärlich, premier prétendant d’Anna) profite de la densité lyrique de son timbre pour représenter le narcissisme (comique) de la figure qui se prend trop au sérieux. Alexander Fritze (Dr. Cajus, deuxième prétendant d’Anna) parvient à mettre en valeur l’éclat du timbre par sa concentration arrondie et agréable en résonance, malgré les contraintes du personnage qui pousse un peu les clichés dans la représentation du Français. La distribution profite du soutien de Georg Wacks (le propriétaire du bar) qui pique bien ses montées abruptes pendant la scène de bagarre, ainsi que des solistes issus du chœur de la Volksoper pour les rôles parlés. Le chœur, réuni avec les jeunes voix de la maison sous la direction de Roger Díaz-Cajamarca, apporte un soutien solide et énergique aux solistes, en harmonie avec l’éclat de l’accompagnement musical.
Ben Glassberg fait preuve, dans sa direction, de sensibilité mêlée à un instinct lyrique qui fait surgir les différentes textures du tissu sonore réunissant les éclats d’une œuvre symphonique du début du romantisme et la vivacité ludique typique de l'opérette. L’accompagnement se trouve de bout en bout en harmonie avec les solistes et le chœur, toujours soutenus avec curiosité, adaptabilité et finesse pour cette production reçue avec enthousiasme par le public.
